Histoire de la honte - Chapitre Trois - L'APPEL DU FOND DES ÂGES





Pendant des années, j’ai rencontré en face à face le psychiatre, qui me traitait (c’était, je l’ai dit, la formule d’usage) qu’une fois par semaine, cinquante minutes chaque séance, payée par le régime d’assurance-maladie du Québec. Les critiques de Freud y trouveraient là, à postériori, de quoi se réjouir, encore que le Docteur crût à l’inconscient. Mais dans les faits, les années passaient et ça n’avançait plus, depuis longtemps déjà. Il m’avait demandé de prendre mes rêves en note, mais il était incapable de les ressentir et de les expliquer, exception faite des évidences les plus flagrantes. Il utilisait la même recette, systématiquement, rattachée à une connaissance livresque de la théorie freudienne, mais sans intuition, et quand je posais des questions spécifiques, il me répondait, invariablement : « Mais je ne sais pas, moi, c’est vous qui savez ! » Et de fait, il ne savait pas grand-chose — précisant, parfois, qu’il ne faisait pas de psychanalyse. Il n’y avait pas de suivi serré, à l'idéal presque quotidien, mais j’en avais un urgent besoin, et lui ne pouvait pas me satisfaire là-dessus. Il fallait m’aider à dénouer l’impasse, à décoder l’énigme obscure, c’était devenu essentiel, c’était devenu inévitable. 

C’est alors que j’ai rencontré Julien Bigras, pour une première entrevue. J’avais entendu Bigras, dans une interview à la télé, parler de la nouvelle psychanalyse, d’inconscient transgénérationnel, et de la réalité des « crimes sexuels » qui bousculaient le schéma classique de l’enfant désirant.  Depuis, je rêvais d’entreprendre une psychanalyse avec lui, sans que j’arrive à me décider, d’autant qu’un ami très proche était déjà son analysant. Je lui ai téléphoné, un soir de novembre déjà neigeux. J’étais en détresse aigüe, ce soir-là. J’ai pris le bottin, cherché son numéro. J’étais sûr de tomber sur une boite vocale. À ma grande surprise, c’est lui qui m’a répondu. 

- Parlez-moi de vous ! 

La voix était rauque, l’accent prolétarien. J’ai déballé rapidement tout ce qu’il était urgent que je lui dise. J’ai parlé avec enthousiasme d’un livre qu’il venait de publier, La folie en face

- À quel personnage vous êtes-vous identifié ? 

Je le lui ai dit. 

- C’est avec cette souffrance-là que j’aime travailler.

Il m’a fixé un rendez-vous, en face à face, pour une évaluation. Il m’a écouté, longuement, au point que cette première rencontre m’a semblé durer deux heures. 

- Il est possible, oui, qu’il y ait eu crime sexuel. 

Et puis : 

-      J’ai un sérieux problème de santé. J’ai tellement travaillé dans ma vie, trop travaillé. Mon cardiologue me conseille de ralentir un peu. Je n’ai pas le temps de vous prendre en analyse maintenant, pas avant six mois. Alors, voici ce qu’on va faire. 

Il m’a suggéré de consulter un autre analyste, François Peraldi, m’a assuré qu’il était excellent, et qu’il ne disait pas ça de n’importe qui.  

- Je vais lui parler de vous. Et vous et moi, on se reverra dans quelque temps, quand j’aurai complètement récupéré. 

Je n’ai jamais revu le Dr Bigras. Il est mort, subitement, peu de temps après cette entrevue.

Je ne savais rien de Peraldi. Je l’ai pourtant appelé sitôt revenu chez moi. Lui aussi m’a fixé un rendez-vous, un samedi, à midi, dans sa maison, à l’étage, pour une expertise — mais j’ai appris, plus tard, que c’était plutôt pour évaluer l’envie qu’il avait de travailler avec moi comme avec tout autre patient qu’il acceptait, ou pas. Je me suis retrouvé devant lui, assis dans une chambre relativement étroite, une toute petite fenêtre donnant sur la rue. À ma gauche, je voyais le divan où tout devait se passer. Je lui ai dit mes symptômes, la souffrance, les peurs irrationnelles, ma certitude que la psychanalyse, la vraie, la dure, la coûteuse, pouvait m’aider. Il m’écoutait en souriant. J’ai dit à nouveau ma surprise d’être réellement malade, réellement fou, et lui m’a répondu que de dire ça, comme ça, c’était « un appel qui venait du fond des âges. » Au bout d’une trentaine de minutes, il a pris son agenda, m’a donné l’horaire des séances à venir, trois fois par semaine, mais très rapidement, à ma demande, nous sommes passés à quatre, puis à cinq séances par semaine, une par jour. J’ai eu le sentiment, immédiat, libérateur, de partager en toute sécurité ma détresse, de rompre avec une solitude devenue insupportable, et d’être rescapé, carrément sauvé. Pendant les six premiers mois de la psychanalyse, premier effet spectaculaire de la cure, j’ai récupéré d’une maigreur excessive, j’ai pris quinze kilos, c’était incroyable, à 38 ans, je devenais musclé, presque séduisant.


Et je me suis mis à me raconter. Ça venait souvent avec des rêves, presque chaque jour, presque à chaque séance. La plupart du temps, Peraldi ne disait rien. Et parfois, au contraire, il ne me laissait pas m’échapper. Il saisissait l’importance de ce que j’étais en train de dire, insistait, me demandait d’associer, et peu à peu, ça a radicalement transformé la perception que j’avais de ma propre vie, particulièrement de ma petite enfance. Je lui ai dit, un jour, que j’avais l’impression de parler, avec lui, une autre langue, étrange, mais que je maîtrisais de mieux en mieux. « C’est exactement ça. » Il avait, lui, une liberté de langage que j’ai mis du temps à imiter. J’ai compris qu’il était très à gauche, indifférent à certains de mes idéaux — la question nationale québécoise le laissait complètement indifférent — et très capable de nommer et d’assumer n’importe quel fantasme sexuel. La psychanalyse, avec lui, était le contraire, radicalement le contraire de toute contrainte morale. Il détestait tous les pouvoirs, et m’a répété plusieurs fois que je ne lui appartenais pas, qu’il ne disposerait pas de moi. Un jour que je lui signalais (pour le lui reprocher) qu’il n’était pas membre de la Société canadienne de psychanalyse, je l’ai entendu me répondre par des propos cinglants sur les contrôles répressifs, absurdes, effectués par ce type d’association. C’était un esprit libre. Dès les premiers mois, je me suis douté de son homosexualité, je ne sais trop pourquoi d’ailleurs, le dialogue des inconscients, peut-être. Je le lui ai dit.

- Vous vous interrogez sur les pratiques sexuelles de votre analyste ? 

Et puis : 

- Chacun a la sexualité qui lui est propre, et se débrouille avec toute sa vie.

Dès que j’entendais ce type de commentaire, je commençais par me replier. Et puis je retrouvais la parole, légitimée par des rêves qui s’autorisaient, de plus en plus, tous les excès.



« Une psychanalyse, c’est comme éplucher un oignon. Pour atteindre l’inconscient, il y a plusieurs couches à enlever, c’est un travail d’endurance. Parfois ça va très vite, vous allez associer facilement, et des souvenirs occultés ou oubliés vont vous revenir en abondance. Parfois, vous devrez patienter. Vous opposerez une grande résistance au travail que vous ferez ici. Il faut quand même faire un effort. Tout ce processus prend du temps, coûte beaucoup d’argent, que vous me devrez comptant à la fin de chaque séance. Essayez d’avoir un langage libre, de désigner les choses par leur nom. Pisse, marde,  plotte, queue, cul, crachat, morve, vous voyez, ça ne sert à rien de vous masquer avec un vocabulaire châtié. Moi-même, je ne me priverai pas.»



Je n’ai raté qu’une seule séance d’analyse. Lui en a annulé plusieurs. Il m’est arrivé de dormir durant la séance entière, toujours le vendredi, à midi, la seule qui n’a jamais changé d’horaire, et qui suivait invariablement un cours que j’avais donné le matin même. J’arrivais épuisé. Le divan, le coussin de velours coloré, prenaient alors une tout autre fonction que celle du récit et du transfert. Tout ce que j’entendais ces jours-là, c’était : « c’est terminé, maintenant. » Je n’avais pas dit un mot.



Je suis né à Québec, le 11 mars 1951. J’arrivais un peu vite, un mois trop tôt, et pas vraiment désiré. Ma mère m’a souvent raconté qu’elle n’avait pas l’argent pour acquitter les frais de l’hospitalisation, et que cette gêne avait été, durant toute sa grossesse, la raison, pour elle, d’une anxiété constante. « Et puis, tout s’est arrangé », disait-elle quand elle revenait sur cet épisode de sa vie, et singulièrement de la mienne. Quelqu’un avait payé pour m’assurer un lieu de naissance décent et les bons soins du docteur L, un mystérieux donateur qui en avait de trop, pourquoi ne pas lui en dérober un peu, devait-elle se dire. Je n’ai jamais su de qui il s’agissait; il y avait une condition, semble-t-il, au déboursement tant espéré, une promesse de ne jamais dévoiler qui, par générosité miraculeuse, avait casqué pour rendre ma naissance gratuite, mais voilà qui classait l’affaire. Ma mère a toujours apprécié à sa juste valeur ce qui ne coûtait rien. Elle a tenu sa langue. Je sais qu’ils — mes parents — n’ont jamais remboursé le bienfaiteur, et j’ai donc une dette qui court depuis longtemps, impossible de m’en acquitter. 

J’ai vieilli très rapidement. L’enfant gratuit est devenu l’enfant vieillard, très maigre, éteint, un enfant sage par obligation, marqué par la terreur d’être au monde. Je me savais déjà survivant, et plus tard, regardant des photos de cette époque, je me dirais que je ressemblais étonnamment à un enfant retenu prisonnier derrière les barbelés d’un camp de concentration. Je prenais conscience de mon destin qui se scellait, que ma vie entière serait anormale et difficile, une honte sans fin. Vers mes 5 ou 6 ans, j’étais déjà d’une lucidité implacable, je savais que j’allais en ramer. Ce sort terrible, je me le formulais, la nuit, à peu près dans ces mots-là. 

J’ai développé très tôt un fantasme réparateur, qui m’assurait de pouvoir tout recommencer à neuf sans retourner au ventre de ma mère. Ma mère disait, quand je posais l’inévitable question sur l’origine des enfants, qu’ils provenaient du « sein de leur mère », ce qui, longtemps, a entretenu dans la représentation mentale que je m’en faisais quelque confusion anatomique quant au lieu exact de la voie de sortie. Le fantasme réparateur, je l’ai exprimé clairement l’été de mes trois ans, alors que nous étions, mon père, ma mère et moi, sur le balcon de la maison. Une très vieille dame, plissée, ratatinée, toute repliée sur elle-même, ses petites mains fermées, ramenées contre sa bouche, remontait lentement la rue Cartier. Je croyais (j’en étais certain) qu’elle redevenait, paisiblement, irréversiblement, un fœtus en développement, recroquevillé sur lui-même, en attente de se redéployer à nouveau. La vie, c’était donc un cycle sans fin, sans naissance ni mort, juste une récurrence qui permettait de rêver à mieux dans une nouvelle vie. Ce leurre m’était absolument essentiel. J’ai dit tout haut ce que je pensais, de ce retour à l’embryon, que je me représentais très clairement; j’ai dit que je m’y reprendrais, la prochaine fois, pour choisir correctement qui je serais, sans faire d’erreur bête, que je souhaitais être différent, refait, un autre que ce que j’étais. J’imagine que mes parents ont été charmés par cette réflexion d’enfant qui ne comprenait rien à rien. Ils ont ri de bon cœur, m’ont expliqué que, non, hélas non, on finissait tous par mourir, et qu’il n’y avait plus de vie après la mort (sauf au ciel, comme de juste, encore que mon père, malgré Duplessis, et malgré les éclats intimidants de ses princes-cardinaux, était là-dessus plus que sceptique et l’est demeuré.) Je tenais à deux mains les barreaux de la rampe du balcon; je suis resté silencieux, douloureusement atterré, humilié d’avoir été si confiant, et d’avoir provoqué contre ma croyance un rire franc, un peu cruel. On meurt ! On achève ! Pourquoi vivre, alors, surtout si la seule vie dont on dispose est la mauvaise vie ? Quand un vieillard prend l’aspect d’un fœtus, ce n’est pas qu’il est en gestation de lui-même, à nouveau, et capable de retrouver une vie entière, comme il pourrait en avoir envie: c’est qu’il meurt ! Cette découverte, je l’ai vécue comme une véritable trahison. À quoi bon, désormais, avoir des idéaux, une morale, et même de la joie à vivre, si l’on devait finir par mourir sans pouvoir recommencer, mieux averti, capable de réorienter librement son destin ? De ce jour, je me suis souvenu à jamais de la mort inévitable et du néant, de la vie parfaitement inutile, si ce n’est qu’elle jouit ou qu’elle souffre, s’essayant simplement à éviter les coups bas, et à retarder l’issue fatale.

J’ai commencé l’école à cinq ans. Ma mère en avait plein les bras, à prendre soin de sa mère malade, ma grand-mère que j’aimais tant, et de ma jeune sœur encore toute petite, deux ans à peine. Il n’y avait pas de garderie à l’époque, pas même le concept de la chose, pas de gardiennage possible sans payer le gros prix. Les mères de milieux modestes devaient se consacrer à leurs obligations familiales, avec leur trâlée d’enfants, donnant le change sur le bonheur qu’elles avaient de combler tous les besoins du ménage. Ma mère n’en a jamais pensé autant. Il fallait qu’un enfant libère la place — d’ailleurs, Richard est si curieux, il a tellement hâte d’apprendre, aussi bien l’envoyer dans une petite école privée, qui acceptait les enfants trop jeunes pour être inscrits à l’école publique. J’allais seul à cette école, ma mère, toujours elle, m’avait montré une fois le chemin à suivre, de la rue Cartier à la rue Père-Marquette, une demi-heure de marche à faire quatre fois par jour. C’est sur le chemin de l’école que je me suis mis à ressentir pour la première fois la peur et la honte, la honte surtout. J’avais honte de mon corps. J’avais peur que mon corps trop maigre se frotte à celui des autres garçons, que je voyais jouer dans la cour d’une école de grands, et que je leur fasse honte à simplement les frôler, à simplement vouloir m’amuser avec eux, comme un enfant sans histoire. Qu’est-ce qu’il veut, celui-là ? Qu’est-ce qu’il désire ? Je marchais sur le trottoir, seul, le long de la rue qui m’amenait vers la petite école, et j’espérais l’éternité, l’éternité qu’on nous enseignait au catéchisme; j’imaginais qu’il y avait là du temps sans espace et sans vie, de la vie sans air et sans lumière. Je concevais déjà parfaitement bien ce qu’était le suicide, que je n’ai pourtant jamais tenté. Je venais tout juste d’avoir 6 ans.

C’est à cette époque de mes 6 ou 7 ans que ma mère m’a fait miroiter l’aubaine d’une mort facile et sans douleur. Mais pour cela, il fallait revenir en arrière, et reculer jusqu’aux origines mêmes de mon existence. Qu’est-ce qui lui a pris, ce jour-là, de me raconter l’embryon de ma vie par le menu détail, quelle urgence avait-elle de se confier, seule à seul avec moi, sur des choses si intimes, alors que ni elle, ni mon père d’ailleurs, ne parlaient jamais de sexualité ? Je ne comprenais absolument pas le besoin qu’elle avait de m’informer de ça, à ce moment-là. Mais j’entendais clairement le récit de son héroïsme et de sa colère. J’étais seul avec elle dans la cuisine. Elle, elle était en train de laver la vaisselle. Je me tenais, petit bonhomme, au dossier d’une chaise plus haute que moi, et je la regardais, je l’écoutais, soumis, terrifié par le droit qu’elle se donnait de disposer de mon corps comme s’il lui appartenait, et peut-être en effet le fœtus avait-il saisi tout à fait l’omnipuissance de cette mère porteuse et son intention. Mais à l’âge que j’avais, quand je l’entendais formuler le reproche essentiel qu’elle me faisait ce jour-là, je ne savais rien de ce qu’était une grossesse, une naissance. Et pourtant, lorsque ma mère entreprit de me faire un récit effrayant des neuf premiers mois de ma vie, j’ai parfaitement compris de quoi il en retournait, là, debout dans la cuisine, et j’ai entendu sa frustration, immense, de ne pas avoir réussi à se délivrer d’un embarras. 

- Je me suis retrouvée enceinte, par accident. Ça ne devait pas arriver, pas si rapidement. Des amis nous avaient rendu visite au chalet de Val Saint-Michel (c’était le 2 juillet 1950), nous nous étions raconté des histoires osées tout l’après-midi. Le soir, on a fait ce qu’on n’aurait pas dû. Nous n’avions pas d’argent pour un troisième enfant.  Nous ne savions pas comment payer l’hôpital, le médecin. Pendant ma grossesse, j’ai déboulé l’escalier, et j’ai dû garder le lit plusieurs semaines, sinon je risquais de perdre l’enfant — c’était de moi dont elle parlait, c’était moi qui pouvais être écarté, et j’étais, à l’écouter, comme à nouveau dans son ventre, et plongé là dans un bain d’angoisse inexprimable. Finalement, un mois plus vite que prévu, les eaux ont crevé, et la tête s’est engagée — ma tête ! — et je suis allée d’urgence à l’hôpital. Mais tout s’est arrêté, pendant trois jours, tu avais commencé à sortir, et puis plus rien, pas de contraction, pas de bébé. Le médecin a prévenu ton père que tu serais probablement mort-né, mais moi, on ne m’a rien dit, pour ne pas m’inquiéter. Au troisième jour, le docteur a décidé de provoquer l’accouchement. Et tu es arrivé pendant que je m’étais levée pour aller aux toilettes...   

J’étais déjà très troublé à cet âge-là, malheureux d’être si peureux, si seul, si anormal, j’insiste sur ce mot, anormal, terriblement signifiant dans le Québec des années 1950; en écoutant ma mère faire ce récit qui la vengeait, j’ai hurlé : « J’aurais dû mourir là ! » Et je le regrettais pour de vrai, d’avoir raté cette chance d’éviter une vie trop longue et trop difficile, pour ne rester que l’avorton méprisable que j’étais. « J’aurais dû mourir là », c’était évidemment un reproche violent que j’adressais à ma mère, que je tenais pour responsable, comme d’autres d’ailleurs (mais qui donc ?) de ma singularité et qui me laissait stagner, sans aide, sans secours, sans explication sur ce qui m’était arrivé. Alors, oui, j’aurais dû mourir là, dans son ventre, et à ce moment-là de la grossesse de ma mère, inconscient, sans douleur, ni vu ni connu. Ma mère n’a rien dit, n’a rien entendu de ma détresse. Et je me suis enfui.



J’ai rêvé, une nuit, plus d’un an après le début de la psychanalyse, que je me rendais, à pied, chez Peraldi, par le chemin habituel, le boulevard de Maisonneuve jusqu’à la rue Jeanne-Mance où il avait sa belle maison. C’était l’été, il faisait un temps très clair, très lumineux. Je sentais, c’était étrange, le vent frais caresser l’arrière de ma tête, et j’y ai porté la main. J’avais le crâne rasé et en tâtant, je découvrais non seulement l’ovale du rasage, mais une fente profonde, recouverte de peau, qui s’enfonçait dans ma boîte crânienne. Je ne savais pas que j’avais cette vieille blessure à la tête, et qu’elle était si évidente. J’étais horrifié. J’ai raconté bien sûr ce rêve à la séance qui a suivi.

- Et « fente » qui s’enfonce dans le crâne, ça vous fait penser à quoi ?

J’étais nul au jeu des associations. Mais cette fois-là, la réponse avait été immédiate.

- Au coup de hache dans la tête de Zeus, ce qui a permis la naissance d’Athéna. 

- Tout à fait. Comme souvent, votre rêve exprime quelque chose à la manière du négatif d’une photo. Il faut inverser la représentation du rêve. Ce que vous voyez, c’est en fait votre tête, prisonnière de la fente de votre mère. Vous avez rêvé à votre propre naissance. Vous vous en souvenez.

- C’est étonnant, parce que je connaissais si mal, quand j’étais enfant, par où les enfants naissent. J’ai longtemps pensé que la fente se situait entre les deux seins.

- Mais au fin fond de vous, vous saviez la réalité des faits et la peur qui s’y est rattachée. Pourquoi pensez-vous que vous ne vouliez pas sortir ?

- Dans le rêve, c’est en me rendant ici que je découvre ma tête entaillée et rasée. J’imagine que je viens ici pour renaître, d’une certaine manière, et me réparer, comme j’en avais eu clairement le fantasme quand j’avais trois ans.

- Possible. Mais vous aviez surtout le désir de me raconter votre naissance, autrement que ce qu’on vous en a dit. Et vous le dites vous-même, elle vous a horrifié. Voilà pourquoi vous ne vouliez pas sortir. Mais je pense aussi que ce que vous me dites, en parallèle, et gardant l'idée que vous venez ici pour renaître, c'est qu'en fait, vous ne voulez pas guérir.



C’est avec une poupée de ma jeune sœur que j’ai théâtralisé ce qu’on veut faire d’un bébé qu’on ne désire pas. J’avais 8 ou 9 ans, je ne savais évidemment rien de l’usage qu’on faisait en clinique de poupées pour aider des enfants à dire ce qui les avait traumatisés. La vérité, c’est que je détestais cette poupée. Elle a fini ses jours lors d’une cérémonie de dissection, dans laquelle, bien sûr, j’avais impliqué ma soeur. Je croyais la heurter, la scandaliser ; mais non, elle m’avait simplement dit, satisfaite : « bien fait pour elle, elle m’énervait tellement ! » Liliane et moi, nous avions parfois le cœur tendre à l’unisson. La poupée, d’une insignifiance stupéfiante avec son rire sur commande, à hauteur du nombril — un truc préenregistré, — excitait ma rage. Son bonheur stupide me choquait. Elle y a donc goûté. C’était la fin, elle allait périr, heureusement pour elle, d’ailleurs, parce qu’il y avait eu, auparavant, une autre session cathartique qui m’avait laissé un souvenir de joie intense, impérissable.

Un jour, c’était un dimanche, j’ai pendu la poupée. J’étais à nouveau seul avec ma jeune sœur. Le temps était beau, quoi de mieux que de l’exécuter au grand jour, et que ça se sache dans les environs ? Liliane manifestait devant cette combine de torture à peine transposée son habituelle indifférence dès qu’il s’agissait de sa poupée. J’ai donc pris l’objet, je lui ai mis la corde au cou, j’ai ouvert la fenêtre du deuxième, et je l’ai balancée dehors, histoire de la faire voir honteuse et méprisée, à qui voulait bien profiter du spectacle, une occasion irremplaçable. Une voisine qui faisait face ne demandait pas mieux pour son dimanche après-midi. Elle s’est installée à sa fenêtre, les coudes sur un oreiller placé là exprès si le spectacle devait durer, espérant que le petit cirque du dimanche en vaille la peine. Je me suis mis à agiter la corde, de gauche à droite, d’un mouvement régulier ; la poupée pendue se balançait dangereusement, décrivant très vite un arc de cercle de 180 degrés sur le mur de la maison. Le public restait silencieux, mais attentif. Difficile de dire à quoi la dame pensait exactement. Reste que nous, on riait comme des fous, couchés par terre, prenant le relai de temps à autre pour observer la voisine d’en face, dont la tête oscillait de gauche à droite en suivant le mouvement de la poupée, qui elle rigolait stupidement quand on la tapait trop fort contre le mur. C’était hilarant ! Mais chez les enfants, le rire finit par s’épuiser rapidement, le bonheur par s'émousser. La poupée est rentrée à la maison. À peine défrisée, qu’elle était. Pas de marque au cou. Elle survivait. J’étais un peu étourdi, la séance avait été rude ; je lui ai donné une pichenotte en guise de règlement de compte final. Je me sentais un peu nauséeux, quand même. Je l’ai déposée par terre, l’ai abandonnée là. Elle ne pleurait pas, ne s’exprimait jamais que par son rire clair d’enfant qui me faisait serrer des dents. Elle cherchait désespérément à plaire. C’était difficilement supportable. Liliane ne voulait pas perdre son temps à la cajoler. Et moi, je ne connaissais que le trou qu’elle avait entre les fesses ; je savais déjà comment m’en servir pour abuser de la naïveté de ma jeune sœur. Une fois incontinente, une fois pendue, que faire d’une poupée perpétuellement nue, surtout quand on est un petit gars qui ne veut surtout pas jouer à être son père ? Elle a donc fini par mourir disséquée. C’était là son destin, inévitable. Après tout, cette poupée, c’était un cadeau de ma mère. 

Il a fallu que François Peraldi insiste un peu pour que je prenne conscience que je fantasmais le meurtre d’un bébé. Qu’à 8 ou 9 ans, j’avais inconsciemment mis en scène, de façon spectaculaire, ce que j’avais compris de ma propre naissance, et de la rage que j’en ressentais encore. « Vos mâchoires toujours serrées, dont vous vous plaignez souvent, c’est l’expression d’une colère très, très archaïque. Il y a eu une menace. Et vous avez voulu vous venger. »  C’est ce qui m’a rappelé un autre souvenir, plus lourd, plus embarrassant, plus ancien aussi, qui a resurgi lentement et difficilement. Il a fini par me revenir, en séance, avec couleurs nettes et en trois dimensions, une première expérience de meurtre d’enfant, qui aurait pu réussir, il en avait fallu de peu.



L’été même où j’avais été séduit, puis bouleversé par la vue de mon père surgir presque nu devant moi, j’ai tenté, parce que l’occasion s’est présentée, sans que je la prémédite, de laisser ma jeune sœur se noyer. On se baignait, elle et moi, à la rivière, en fait, on entrait dans l’eau très fraiche, on y allait par petits pas. J’avais 5 ans, elle avait 2 ans et demi. L’eau était étonnamment claire, je me rappelle très bien de ce détail, parce que quand Liliane a glissé sur une roche couverte de limon, et qu’elle s’est mise à flotter, immobile, entre deux eaux, j’avais d’abord été surpris par la précision de l’image. Je me suis dit, très vite, que c’était une chance à ne pas rater, que je pouvais laisser mourir là cette jeune sœur trop heureuse, trop confiante, et franchement de trop. Je suis donc, sans rien dire, sorti de l’eau et retourné à ma serviette de plage. J’ai attendu l’issue fatale, assis, feignant de n’avoir rien vu. Au bord de l’eau, ma mère et ses deux sœurs, installées dans des chaises longues, bavardaient sous le soleil d’une journée d’été parfaite, riaient, insouciantes, ne s’inquiétaient pas de nous. Et puis, tout d’un coup, j’entends la voix de ma mère, suraigüe, criant au ciel et au monde le nom de sa fille, la sortant de l’eau, hurlant, pleurant sans retenue. Était-elle morte ? Ma mère tenait le petit paquet de deux ans, ma jeune sœur, hébétée, qui semblait n’y rien comprendre, sans mots, incapable de dénoncer le grand frère assassin. Ma tante H. était effarée. Elle pleurait elle aussi. Elle s’est chargée de me dire ce que ma mère ne pouvait pas formuler aussi clairement. Elle est venue vers moi et m’a lancé : « Et toi, tu n’as rien vu, bien sûr ! » C’était plus qu’un reproche, c’était une accusation. Peu importe l’âge que j’avais, elle m’accusait d’avoir tenté de tuer ma sœur. Et moi, je ne pouvais quand même pas expliquer que Liliane avait simplement glissé sur un rocher trop visqueux sans avouer du même coup que j’avais tout vu, et planifié l’assassinat. Les trois femmes, ma mère et ses sœurs, sont passées devant moi, m’ignorant complètement, pleurant toujours à chaudes larmes. J’ai suivi à distance, livide. Ma mère ne m’a jamais rien reproché par la suite. Mais moi, je savais ce que je venais de faire : j’avais tenté de laisser mourir cette jeune sœur qui recevait tout l’amour de ma mère, et beaucoup de tendresse de mon père, mon père qui ne s’excitait pas au toucher de son petit corps, qui ne l’humiliait ni ne la rejetait jamais. Elle avait la paix, et je lui en voulais terriblement pour ça. J’étais très fâché, haineux même, contre la sérénité et le bonheur qui faisaient qu’elle m’aimait sans problème, moi, Richard, 5 ans, alors que je ressentais déjà, clairement, toute forme de désir, même venant d’elle, comme étant insupportable. 

Quand j’ai raconté cette histoire à Peraldi (après plusieurs tentatives), l’histoire du crime d’un enfant de 5 ans, tourmenté, expulsé à jamais du plaisir tranquille d’exister simplement, il m’a dit : « Vous savez, s’il fallait que toutes les petites sœurs du monde disparaissent réellement sous les coups de leurs grands frères, il ne resterait plus beaucoup de petites sœurs sur terre ! » J’avais ri de bon cœur. N’empêche. Peraldi voyait bien la concordance de fait entre l’extrême culpabilité que j’ai ressentie à m’imaginer une sexualité euphorique avec mon père, et cette tentative de me débarrasser d’une jeune sœur de toute évidence trop heureuse, et possible témoin d’un grand embarras — d’un grand danger. « Vous savez, les enfants distinguent mal, même à 5 ans, ce qu’ils ont pensé de ce qu’ils ont réellement dit ou fait. » Je me rappelle avoir imaginé que peut-être ma jeune sœur avait véritablement lu dans mes pensées, qu’elle savait quelque chose, qu’elle me savait pervers. J’ai rêvé par la suite, souvent, à la colère de ma mère, et dans ces rêves, toujours, ma mère me reprochait tout en même temps le désir de mon père et le mien, et moi toujours responsable de sexe et d’infanticide. Je voyais ma mère venir vers moi tenant dans une boite une main coupée, avec le portrait de ma sœur collée sur la boite, un dessin que j’avais réellement fait, et moi je pleurais, je hurlais. J’ai rêvé à mes tantes, qui me rappelaient la faute très grave que j’avais commise l’été 1956: « le meurtre, m’a dit Fleur-Ange dans un rêve, on sait que c’est toi qui l’as fait. »

Par la suite, il m’est apparu plus simple de m’attacher ma jeune sœur au quotidien, au point de régresser, un temps, et d’imiter son babillage d’enfant. Elle n’a jamais rejeté ce frère bizarre, sans frontières sexuelles précises, et pourtant encore très violent contre elle. De toute évidence, elle ne se doutait de rien de ce qui me faisait si peur. Je me savais hors de danger tant que je la copiais et la collais de près. J’ai envahi ses jeux qu’elle partageait de bon gré, même si j’avais un peu honte du plaisir rassurant que je trouvais à ces amusements évidemment conçus pour les filles: ma petite sœur était mon bouclier, un formidable refuge contre le désir de mon père, contre la conscience même de ce désir, et elle était, sans qu’elle le sache, un très efficace instrument de dénégation, sinon d’amnésie. Et même si jouer avec des filles était méprisable, c’était quand même moins déshonorant que ce que je savais du désir de mon père et pour mon père, et du danger que représentait, pour moi comme pour lui, tout rapprochement trop risqué, trop compromettant. Du reste, toute forme de proximité père/fils, même banale, et normalement souhaitable, était vite devenue irréversiblement dégoûtante, radicalement impossible.

Tout cela parlait à l’extrême, extériorisait une angoisse très vive, animait une mise en scène où je voulais littéralement être en réalité le rôle que j’incarnais ; tout cela symbolisait presque sans pudeur la détresse et la confusion immenses que je connaissais déjà parfaitement bien à l’âge des jeux qui disaient tout sans que soit nécessaire d’y mettre des mots.  Mais ce qui était évident pour qui savait regarder et entendre ne l’était pas du tout pour ma mère, qui laissait faire à mon grand soulagement. Avec ma jeune sœur, et LdeB, je survivais, à jouer sur le balcon arrière de la maison, devenu mon abri improvisé (illusoire,) contre le malheur et la perversion. Et personne ne dit mot, pas même mon grand-père qui faisait semblant, lorsqu’il passait tout près de moi, de m’ignorer complètement, et dont je n’étais pas assez sot pour ne pas deviner, même à 6 ou 7 ans, qu’il m’exprimait tout son mépris.



« Le sexe et la mort ont été très présents durant votre petite enfance, vous apercevez-vous de ça ? »



Si ma mère ne disait mot, silence complet sur le comportement aberrant de son petit garçon, c’est peut-être que nous étions complices, elle et moi, et qu’elle devait redouter que je fasse éclater un scandale qui l’aurait sérieusement mise à mal; elle devait penser qu’elle en aurait été déshonorée, à vie. Pour une femme qui se voulait très supérieure, c’était certainement une perspective inconcevable si seulement l’affaire se savait. Et comme les enfants ont la fâcheuse manie de tout dire, sans filtre, et sans même le vouloir, autant montrer au petit Richard que le silence, ça s’apprend et ça s’échange, service pour service, marché conclu. J’avais pourtant complètement oublié un incident (pénible) survenu l’année de mes trois ans, où ma mère s’était malheureusement mise en valeur — c’est le cas de le dire.  Cette affaire, dans ma vie à moi, a été absolument cruciale. Quand le souvenir m’est revenu en séance, il avait réjoui Peraldi qui s’était exclamé : « La voleuse ! » Il a toujours par la suite attaché une grande importance à cet incident, dont j’ai été témoin sans vraiment le comprendre, loin de là. J’avais tout juste trois ans. Voleuse est devenu un mot-clé parmi quelques autres, tout au long des quatre années de l’analyse. 

Ma mère était belle cette journée du printemps 1954, resplendissante, même. Je revois encore ses cheveux blonds, ses lèvres dessinées rouge vif, sa robe blanche à imprimés fleuris et au décolleté qui laissait voir la fente entre ses seins (« Qu’est-ce que tu regardes là, Richard ? »), du collier de (fausses !) perles accroché à son cou, mais qui soutenait l’air de triomphe, de domination, qu’elle avait ce jour-là. Elle avait le regard fantasque, excité, allumé, comme s’il n’y avait de lumière que pour l’éclairer, elle. Elle était agressive, décidée, jeune, rapide. Il faisait soleil et chaud, ma petite sœur de cinq mois dormait dans sa poussette, et ma mère m’avait dit de « grimper à l’arrière du carrosse, et de me tenir après les montants » de la petite voiture. Tout cela avait l’allure d’une promenade majestueuse qui nous menait, ma mère et moi, dans cette place que les gens de Québec appelaient carré d’Youville. Il y avait là un magasin de souliers, Simard & Voyer, je crois, et ma mère m’avait dit en chemin qu’elle ne voulait que voir, mais ne rien acheter, qu’elle n’avait besoin de rien. Le magasin était presque à l’angle de la rue Saint-Jean et de la rue des Glacis. Pas évident d’y faire pénétrer le carrosse ; il était gros, la marche était haute. « Richard, va t’assoir là-bas, et attends-moi », et j’y suis allé, bien sûr, en silence, c’était si beau dans ce lieu de luxe, où seul le banc de bois verni où je me suis assis me semblait vieux et répugnant. Ma mère n'y était entrée que pour voir, disait-elle; elle n'avait pas d'argent pour acheter, et « c'était trop cher » de toute façon. J’aimerais bien, moi, qu’elle se procure quelque chose, je le lui ai dit, croyant augmenter un désir plutôt excitant, quand tout est si brillant, si éblouissant. Elle m’a répondu assez sèchement que non, on n’achète rien. Je ne sais trop pourquoi, peut-être un besoin urgent qui ne laissait guère de choix, mais elle s’est rendue dans une petite pièce au fond du magasin, derrière un rideau. Elle en est revenue, et je l’entends encore, même maintenant, disant à un monsieur qui patientait, qui probablement espérait beaucoup de ma mère : « c’est trop cher ». On allait partir, retourner vers la maison, mais le temps s’est arrêté, subitement, et nous nous sommes retrouvés prisonniers du magasin. Il y eut des cris d’homme et de femme en avant, à la caisse ; ma mère pleurait à gros sanglots, gémissait: « non, n'appelez personne, s'il vous plaît, ni la police, ni mon mari »; j’ai penché la tête, regardé par terre, gêné, j’ai cherché volontairement à ne pas comprendre ce qui se passait, à tout juste quelques pas de moi. Elle a supplié qu’on la libère. Et puis on est repartis, cette fois pour de bon. Ma mère n’eut l’aide de personne pour sortir le carrosse du magasin de soulier, elle a tenu difficilement la porte, tout s’est heurté à tout, mais ma petite sœur dormait toujours, toute innocence préservée. Nous sommes rentrés à la maison. C’est sur le chemin du retour que ma mère, encore secouée, a fait appel à ma collaboration, et au silence d’un enfant de trois ans et deux mois, qui allait payer le prix fort pour avoir été là, témoin du désir criminel de sa mère. Elle m’a parlé tout au long du chemin, tout en se parlant à elle-même et en se justifiant. Elle pontifiait, comme je l’ai vu le faire si souvent par la suite, livrant un plaidoyer appris par cœur dans des bouquins de psychologie populaire qu’elle aimait tant lire (en particulier du père Desmarais, dont elle raffolait) : des fois, on fait des choses sans comprendre, on fait tous des erreurs, il faut pardonner et oublier, on manque d’argent, ça explique bien des choses, il faut savoir garder un secret, il ne faudra rien dire à papa de retour à la maison... Ne rien dire à papa. Elle était triste, humiliée, mais bouffie de suffisance. J’étais surtout sidéré par la gravité exceptionnelle du ton de la confidence. J’ai ressenti de la honte. Je n'ai pas pleuré. Il a fallu enterrer ça, et donc ne jamais le revivre. Je suis resté à vie marqué par la peur de ma mère, et par l’ordre formel de ne jamais rien dire. Quand je faisais des rêves épouvantables la concernant, je disais toujours à Peraldi: « elle est capable de tout; elle n'a pas de retenue; elle pourrait être totalement immorale si elle y voyait un avantage; elle est terrifiante à cause de ça. » 

Quelques années plus tard, je rentrais de l’école par la cuisine, comme ma mère nous demandait de faire, à tous. J’étais seul avec elle. Elle m’a dit qu’elle avait écouté le matin même, à la radio, un psychiatre parler d’une « maladie mentale », la kleptomanie. Elle a répété le mot plusieurs fois. « C’est involontaire, m’a dit ma mère, c’est plus fort que soi, c’est une maladie, ce n’est pas la faute du voleur, qui ne veut pas vraiment voler ». Je voyais ma mère se féliciter de cette découverte prodigieuse et de ce mot béni, kleptomanie, qui la réhabilitait à ses propres yeux. C’est ce que j’ai compris. C’est ce qu’elle voulait que je comprenne. Elle n’avait donc pas oublié. Elle présumait que je me rappelais peut-être encore, et qu’il fallait enfin m’expliquer. Je n’ai jamais oublié l’urgence de ce qu’elle me confiait, même si je ne me souvenais plus du tout de la tentative de vol avortée dans un magasin de chaussures de la place d’Youville. Je n’ai donc pas fait le lien qu’elle désirait que je fasse, pas explicitement du moins. Mais cette histoire de vol, et la maladie qui l’expliquait allaient avoir, pour l’avenir, une importance considérable, déterminante, même, dans ma vie.

(En 2009, je suis retourné, avec mon copain d'alors, voir l’intérieur du magasin où je m’étais assis tout au fond, il y avait bien longtemps, et qui était devenu une crémerie. Le banc de bois verni s’y trouvait toujours. J’étais bouleversé, mais très, très content. Tout ça, c’était donc vrai.)

Ce que ma mère a fait, en ce jour de printemps 1954, en m’imposant le silence, c’était de m’apprendre à me taire par tous les moyens possibles, et ce qui se cache derrière un tel silence s’intériorise profondément. Il y a par-dessus les faits une opacité incroyable qui s’installe à demeure: tapies dans l’ombre, une honte, une tare, liées à un malheur familial intense, camouflé, transposé, au bénéfice d’une mère parfaite sauvant les apparences à tout prix. Je me suis perdu moi-même dans cette histoire. L’indicible sur mon père est devenu d’autant plus inexprimable que ma mère m’avait montré la méthode, bien simple, pour refouler et pour mentir. Elle m’avait pris comme otage de sa respectabilité fragilisée. Elle m’a enrobé d’une morale bon marché, que je devais gober telle quelle. Étonnant qu’elle ait si facilement présumé de mon silence et de mon oubli. Étonnant, surtout, que je n’aie rien dit. Ma mère, ma propre mère, m’a montré comment me taire. Elle m’a montré comment verrouiller le cerveau. Elle s’est crue en devoir de s’aveugler, en même temps, et par équité, sur les désirs de mon père, voire de mon frère, et sur le silence que je devais là aussi garder totalement. J’allais désormais me méfier de mon père, pour longtemps. En fait, la méfiance n’a jamais eu de cesse jusqu’à ce qu’elle devienne de la haine mortelle et du dégoût. 

Je sais bien, aujourd’hui, que ma mère, alors, n’a voulu commettre qu’un petit larcin, qui n’a d’ailleurs rien « rapporté », comme elle disait, sauf la honte. Je sais bien qu’il est plus que probable, si peu de temps après la naissance de ma sœur, qu’elle souffrait d’une dépression dite post-partum. Je n’ai jamais parlé de ça à ma mère avant sa mort. J’imagine qu’elle a cru que j’avais tout oublié, et peut-être a-t-elle réussi à le faire elle-même — à refouler une fois pour toutes ce désir de vol, cette kleptomanie qui ne la révélait que trop brutalement. 


Mots-clés: Victime d'agression sexuelle 


(Photo: François Peraldi)


Suite:   https://histoiredelahonte.blogspot.com/2024/03/chapitre-quatre-la-genese-de-tous-les.html










Commentaires

  1. Récit généreux de vous-même et bouleversant. Très belle écriture qui me rappelle un peu James Joyce. J’ai hâte de lire la suite.

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  2. Merci infiniment. La totalité du récit sera publié d'ici quelques jours.

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