Histoire de la honte - Chapitre Un - CONVOITISE
Val Saint-Michel dans les années 1950, c'est encore une jolie campagne tout près de Québec, une campagne aux habitations bon marché, une campagne à l'usage des pauvres gens, des familles modestes qui ne peuvent s'offrir que cet endroit de villégiature pour y passer l'été à peu de frais. Il y a là beaucoup, beaucoup de boisés, des conifères surtout, une forêt déjà quasi boréale. Une petite rivière à l'eau très claire coule tout à côté du chalet que mes parents louent pour l'été. On peut nager, pêcher, faire la chasse aux grenouilles, aux couleuvres, mais cette journée-là, en fin d'après-midi, probablement au moment où mon père vient tout juste de rentrer du travail, on va en famille se baigner à une plage publique avoisinante. Sont construites là, je me rappelle très bien, des toilettes communes qui me font peur, qui sont humides et sales, édifiées sur un plancher de ciment toujours détrempé et puant, munies de quelques cabines aux portes de bois verni. Il faut parfois aller dans ce lieu dégoûtant, et c'est mon père qui m'y amène... Mais la plage est belle, sablonneuse, la rivière un peu plus large et profonde qu'ailleurs. Quant prendre à un bain de fin d'après-midi encore chaude, mon père devait préférer le prendre à cet endroit. Ma mère avait préparé un piquenique exprès pour cette plage, cette occasion, cette douce soirée. J'ai 5 ans, 5 ans depuis quatre mois.
Avant qu'on s'y rende, j'attends dehors, en face du chalet. Il y a, juste devant moi, un escalier de quelques marches qui mène à la porte principale. Soudain, cette porte s'ouvre, mon père surgit du chalet. Il rigole, il parle à quelqu'un, la tête tournée vers l'arrière, probablement vers ma mère qui tarde encore à l'intérieur. Ma petite sœur est tranquille, elle a deux ans et demi, elle se tient à l'écart, à ma droite, assez loin de moi, complètement étrangère à ce que je vais vivre, au désir angoissant qui va s'éveiller, à la panique qui va bientôt m'envahir. Elle aussi attend l'instant du départ, l'expédition toute spéciale vers cette petite plage où nous n'allons que rarement.
Mon père ne me voit pas le voir, ne remarque rien d'alarmant dans ce petit bonhomme, un peu maigre, en maillot de bain, qui patiente sans dire un mot. Je peux donc le regarder sans danger qu'il me surprenne à l'observer et qu'il s'inquiète de ce que je vois vraiment en le regardant. Je laisse surgir des images mentales abondantes, excitantes, qui se précisent et me submergent, comme si j'allais chercher dans le fin fond de ma tête quelques vieux films sur lesquels tout était enregistré, tout était conservé d'un amusement sexuel passionné qu'on aurait eu, mon père et moi, il ya longtemps, quand j'étais un tout petit enfant, peut-être même un bébé. Dans ce fantasme qui se structure rapidement, nous sommes désormais seuls, lui et moi, ailleurs, je ne sais où, pendant quelques instants qui semblent interminables. Je le regarde avec avidité. Il est presque nu, c'est ce que je vois d'abord et qui me frappe, et je suis momentanément inondé de désir, d'excitation sexuelle anticipée. La convoitise est immense, libre, sensuelle, perverse, et c'est aussi cru que c'est vrai. Mon fantasme évolue vite, j'en suis déjà à imaginer l'aventure, en fait à la projeter, je nous regarde tous deux, je nous vois clairement dans sa chambre à coucher, dans son lit. Mon père aime bien s'amuser avec son petit garçon, avec son petit corps, parce que c'est hardi, enjoué, amoureux, et que c'est terriblement tentant. Il faudrait que ma mère et ma sœur disparaissent, pour que mon père et moi, on puisse se donner du plaisir, de celui qui nous fait jouir vraiment, on le sait tous les deux, dans son lit, lui étendu sur le dos, moi les fesses posées sur son sexe, faisant sur lui du galop, riant aux éclats, et mes mains d'enfant courant tout partout sur son corps.
Et puis soudain, soudain, c'est la terreur qui me frappe, et c'est l'anéantissement.
L'angoisse me dévaste comme une secousse sismique qui remonte violemment des pieds à la tête. Je suis pris dans un tourbillon, horrifié, emporté par l'abomination. Je n'avais pas le droit de penser à ça, d'avoir envie de ça, de désirer mon père et de me souvenir du plaisir qu'il a déjà eu lui aussi avec mon corps, avec mon sexe, avec moi. Je savais qu'il fallait que j'oublie, que c'était un ordre, qu'il y avait une menace, une honte indicible qui m'isolerait du monde si je n'effaçais pas le souvenir de ces instants délirants, clandestins. Et voilà que j'ai trahi un secret du simple fait de me les rappeler, parce que mon père s'est montré presque nu devant moi, parce que je l'ai déjà vu nu, et que je sais comment m'y prendre pour l'exciter. J'ai ressenti à nouveau la jouissance dans mon corps, mes mains, mon sexe, et j'ai voulu remettre ça, avec lui, encore une fois. Mais je sais tout aussitôt, violemment, que c'est interdit de me remémorer dans le détail une distraction sexuelle que personne n'est censé voir, ni des gestes, ni des rires, ni de l'excitation, ni du bonheur exalté, terrifiant. Voilà maintenant que je me rappelle et que je sais, et que je ne dois rien faire qui puisse laisser penser que je sais, mais que je n'oublierai jamais.
Je suis en danger de déshonneur et de reniement, j'ai honte, j'ai le ventre qui me fait mal et j'ai la nausée, je me dégoûte, je deviens irréel et dément, je n'ai plus de sang ni de peau, j'ai peur de mourir pour que disparaisse le souvenir, j'ai peur de devoir m'isoler complètement, sans famille, sans amis, c'est le châtiment promis aux petits vicieux qui sont en fait dangereux s'ils parlent trop, s'ils désirent trop, s'ils ne se contrôlent plus. Tout se disloque autour de moi, c'est la solitude inévitable, la chute dans le vide, l'exil dans la terre de Caïn, c'est l'abandon et c'est le mépris. Qui va m'habiller, me nourrir, m'aimer ? J'ai failli révéler quelque chose de terrible en provoquant le désir de mon père et qu'il n'y résiste pas, j'ai failli renverser l'ordre naturel, immuable, des familles, et déchainer la haine; j'ai failli parler d'un plaisir innommable qui se passe quand il fait noir et qu'on se laisse faire, dans ma chambre ou la chambre de mon père, où il y a, fixé à une commode, un grand miroir, et où je me suis déjà regardé souvent, surpris, fasciné, étranger à moi-même.
Je suis horriblement seul avec cette chose que je sais, cette envie de débauche qui me dégrade à jamais. La tristesse m'ensevelit, je regarde par terre, puis de côté, vers la rivière. Je vois ma petite sœur qui patiente encore, heureuse, qui babille tout doucement, parfaitement tranquille, fascinée par son maillot de bain tout blanc, tout neuf. Comment ai-je pu prendre un tel risque? Je me sens affreusement coupable. J'ai honte de moi. Dorénavant, au jour le jour, c'est la survie qui commence. Je redoute que le danger, effroyable, surgisse à nouveau, et qu'il faille me tuer pour de vrai. Et je n'ai que 5 ans et quatre mois.
Mots-clés: Victime d'agression sexuelle
Suite: https://histoiredelahonte.blogspot.com/2024/03/chapitre-trois-degringolade.html (Il s'agit bel et bien du chapitre deux.)
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