Histoire de la honte - Chapitre cinq - GROSSIÈRE ILLUSION




Il y a eu un moment, en analyse, où j’ai pris conscience de la réalité de l’inconscient. Non par le biais d’une explication théorique, évidemment; je suivais d’ailleurs relativement bien le conseil de Peraldi, « de ne pas lire d’ouvrages sur la psychanalyse » pour éviter de me construire une explication toute faite qui ne serait pas mon histoire, seule capable d’une fonction libératrice, et « ça doit se dire ici, dans cette pièce », chez lui, là où il y avait pour presque unique mobilier son fauteuil et le divan. J’ai été tout d’abord fasciné de découvrir cette réalité-là, et de saisir à quel point ce qui était caché, ignoré, refoulé jusqu’à l’amnésie totale était pourtant ce qui me faisait bouger, réagir, demander, redouter; qu’il y avait en profondeur une effervescence essentielle qui se révélait à mon insu dans ce qui m’attirait ou me faisait peur, dans ce qui avait contraint mon corps et formulé ma sexualité, dans ce qui me poussait depuis l’enfance vers une variété infinie de comportements morbides, ou carrément mortifères. 

J’ai découvert l’inconscient comme j’ai découvert, à 5 ans, la lecture: l’enseignante, Mademoiselle D, nous avait expliqué, en classe, que le son surgissait de la jonction de deux lettres, voyelle et consonne, qu’elle écrivait au tableau, prononçant le phonème nouveau en remuant exagérément ses lèvres: c’était ça, lire, entendre des sons produits par des assemblages de lettres. Je m’étais mis à tourner rapidement les pages du petit livre que tous les élèves avaient pour s’initier à la lecture, et je découvrais que le même principe de jonction s’appliquait à toutes les lettres : je pouvais lire ! C’était extraordinaire, et lire, pour moi, avait été d’abord un plaisir fabuleux. 

J’ai ressenti le même plaisir, amusé, fasciné, à trouver les mots pour dire l’inconscient. Je me suis aperçu, et c’était une impression très puissante, que je pouvais décoder, désormais, ce qui me faisait désirer et vivre. Mais l’inconscient m’apprenait en même temps la fièvre constante, et de plus en plus douloureuse d’un enfant aux multiples sensibilités sexuelles, alors que depuis ma toute petite enfance, certainement dès que j’ai pris conscience de mon corps et de mes organes génitaux, cette multiplicité d’expressions sexuelles avait déterminé tous mes rapports aux autres et enraciné dans ma cervelle tous les symptômes possibles de la haine et de la culpabilité. « Vous avez eu une connaissance très tôt dans votre vie de la sexualité, que vous avez refoulée », m’a répété plusieurs fois Peraldi. Je me suis mis à résister, bien sûr, et à paniquer, me rabattant mille fois sur les mêmes symptômes, et refusant de me prêter au jeu des associations libres quand il s’agissait d’imaginer l’excitation sexuelle d’un tout petit garçon, voire d’un bébé. Et pourtant ça venait, en rêves le plus souvent; le plaisir de la découverte est devenu le souvenir angoissant d’une désolation, la désolation qui s’était inconsciemment fixée autour de mes cinq ans. J’étais un petit garçon déjà sévère, déjà triste. Je souffrais de cette sexualité enfantine, de la honte d’en être prisonnier sans la connaître, de la haine d’en avoir été infligé. C’est ce qui m’avait amené à hurler à mes parents « que je ne me marierais jamais, parce que je ne voulais pas faire d’infirme », je voulais dire, d’un enfant qui serait fatalement méprisable et taré puisqu’il viendrait de moi, comme j’étais méprisable et taré parce que je venais d’eux, de cet homme et de cette femme qui étaient mon père et ma mère. J’avais 13 ou 14 ans quand j’ai hurlé cette énormité haineuse à l’adresse de mes parents, qui l’ont certainement entendue sans en admettre ni la détresse ni la colère, mais qui ont choisi d’ignorer l’insulte, peut-être parce que nous étions en visite chez une tante, tous assis, en un vaste cercle, face au Fleuve, et que cette famille élargie se fichait éperdument de moi de toute façon. Je n’avais là aucun ami. Le cousin m’évitait comme la peste. Je faisais un peu honte à la ronde, certainement : c’est que l’inconscient est contagieux, que ce qui est signifié est toujours entendu par tous. L’inconscient existe bel et bien comme un double fantomatique qui a son existence propre. Pas étonnant que les enfants aient si facilement peur des fantômes : ils existent pour de vrai.



Ma mère est morte en octobre 1999, peu de temps après qu’un cancer foudroyant ait nécessité une chirurgie d’urgence, chirurgie assez agressive, au dire même de la spécialiste qui l’avait opérée, pour retirer les métastases qui se répandaient rapidement du sein vers l’omoplate. Elle s’était, en apparence, étonnamment bien remise. Il y avait bien eu un lendemain de l’opération, où elle avait déliré un peu : elle voyait de gros tuyaux suspendus au plafond de sa chambre, et elle demandait avec insistance à ce qu’on les enlève ! Sa voisine de chambre en rigolait de bon cœur. Mais dès le surlendemain, elle allait fort bien, assise à l’indienne dans son lit d’hôpital, écoutant la jasette de sa famille réunie autour d’elle, elle sourire en coin, comblée par la présence sécurisante des siens. Elle vivait toujours, et dévorait, signe de santé, le gâteau au fromage que j’étais allé me chercher à la cafétéria. J’en ai été quitte pour aller m’en chercher un second, en même temps que d’autres sucreries que ma mère réclamait. Ça a été le dernier cadeau que je lui ai offert, ça a été la dernière journée où je l’ai vue vivante, heureuse, croyant qu’elle en avait encore pour au moins 10 ans, la durée de vie prévue de ses placements. Elle a quitté l’hôpital peu de temps après, pour un suivi à domicile. Elle a vu ses médecins régulièrement, dont un cardiologue exactement deux jours avant l’arrêt du cœur qui devait la foudroyer un dimanche matin, juste après son petit déjeuner. « Je n’ai rien vu venir », devait-il nous assurer, à tous, lui-même surpris par cette mort imprévue, et c’était certainement vrai. De toute façon, qu’y avait-il à faire, une fois la grande faucheuse passée par là ? Au soir de sa mort, ma jeune sœur avait lavé la vaisselle du petit déjeuner de ma mère, laissée en plan sur le comptoir de la cuisine, et rien ne m’a plus frappé que ce détail illustrant au vif ce qu’est la disparition définitive.


Le dimanche de sa mort, je suis arrivé à Québec trop tard pour espérer la voir encore vivante, et de toute façon, ma mère est morte seule, sans sa famille, dans les mains de médecins qui tentaient d’ultimes manœuvres de réanimation. Je suis resté auprès de son corps déjà inerte, froid, rigide même, pendant au moins une heure, peut-être davantage. Ma mère, morte, là, sur le lit, ses petits bas blancs toujours sur ses pieds, ses vêtements de nuit toujours sur elle, tout témoignait d’une mort subite. Je lui touchais la main, la joue, les cheveux ; je lui parlais, la priais, priais ; j’espérais sentir sa présence et percevoir un « signe », en vain, évidemment; je lui faisais mes adieux, bien trop jeune encore, me semblait-il, pour perdre sa mère. Depuis plusieurs années, depuis douze ans exactement, nous avions pris l’habitude de nous parler librement, elle et moi, pour de vrai, et avec beaucoup d’affection. À la fin de sa vie, ma mère donnait beaucoup. Elle qui avait été si économe de tout, y compris de sa réputation, et de l’image à donner de la famille, sur la rue Cartier, Québec, et au reste du monde; elle pour qui, pendant si longtemps, la vérité n’avait eu que peu d’importance en regard de ce que les autres, tous les autres, devaient penser des formes et des faits la concernant; elle, ma mère, au déclin de sa vie, s’ouvrait enfin. Elle savait la thérapie que je suivais, et à quel point je me sentais malade. Elle m’a écouté, elle m’a soutenu, ne m’a rien reproché, ne m’a demandé ni silence, ni compromission. À la violence que je lui ai racontée, elle m’a répondu par le récit de la maltraitance qu’elle subissait d’un second mariage mal réfléchi, c’est le moins qu’on puisse en dire. Elle ne m’a jamais trahi, elle m’a cru et n’a rien remis en question. Elle-même m’avait ouvert la porte au récit authentique de ma vie et de la sienne dans la nuit de mon anniversaire, ce 11 mars 1987, jour marqué d’une pierre blanche dans l’histoire de nos rapports. La mère que j’aime, qui me manque, c’est celle-là, au contraire de la femme fière, froide et narcissique de mon enfance. « On ne vous embrassait pas beaucoup, me disait-elle, mais c’était comme ça, on croyait bien faire comme ça ». J’avais dans l’idée, pour la contredire, plusieurs de mes oncles et tantes qui embrassaient beaucoup leurs enfants. Mais à la fin de sa vie, ma mère embrassait beaucoup.

Je dois beaucoup à ma mère, à commencer par la vie, de justesse, mais quand même, et certainement, aussi, ma ténacité à me scolariser, alors que tout lâchait dans ma tête à l’adolescence. Ma mère a étudié à ma place, pour elle et pour moi, donnant beaucoup de temps au jeune homme égaré et suicidaire que j’étais. « Ton père m’en a fait le reproche, parce que je le laissais seul, le soir, quand j’étudiais avec toi. » Elle tenait certainement à ce que je réussisse, et pourtant n’hésitait pas à m’écorcher cruellement au passage, me répétant, publiquement, et parfois devant mes rares amis, des mots durs et méprisants qu’avaient prononcés à mon sujet telle ou telle personne avec laquelle ma mère tenait à maintenir des relations valorisantes, malgré l’embarras humiliant que nous lui causions, pour des raisons différentes, mon père et moi. Jamais ne s’est-elle intéressée pour de vrai aux malheurs du gamin que j’étais, jamais n’avait-elle attaché de véritable importance aux alertes que de rares personnes, par exemple cet abbé Caron, fantastique professeur en secondaire 3, avaient pu lui faire, parce que ce qui importait par-dessus tout, c’était le silence, l’oubli, l’ignorance, la terrible façade. Plus tard, quand je lui dirais : « mais vous ne voyiez donc pas la souffrance de votre petit garçon ? », elle me répondait : « Mais non, tu allais si bien à l’école, personne jamais ne se plaignait de toi, tu ne causais jamais de problème. » De ses quatre enfants, j’ai été sûrement celui dont l’existence même, particulièrement à l’adolescence, l’a déçue et humiliée le plus. Elle m’en voulait de ça, pour ça, du scandale contenu dans cet adolescent trop maigre, trop triste, si peu viril, et certainement, aussi, de ce qu’elle devinait derrière la pitoyable réalité de son jeune fils, et qu’elle vivait comme un outrage à sa propre féminité. Elle ne se croyait pas belle, du moins pas autant que sa sœur l’était, et pas autant qu’elle l’aurait souhaité pour vivre une vie opulente et réussie. Elle reprochait à cette laideur supposée les choix médiocres de vie qu’elle avait dû s’imposer. Détail ici crucial, elle a voulu parfois s’aveugler, délibérément; elle m’en a fait la confidence, proprement ahurissante, au soir de sa vie. J’avais été estomaqué de l’entendre me dire qu’il « y avait des choses qu'effectivement je ne voulais pas qu'on sache. Je ne regardais donc pas ces choses-là. »

Elle a pourtant surpris, une nuit, un incident troublant, dont elle a affecté d'en rire, plusieurs jours durant, prétextant que mon père dormait si profondément qu’il ne savait pas ce qu’il faisait, dans la cuisine, avec un de ses enfants qu’il devait amener faire pipi… 

- Marcel dormait tellement dur qu’il a placé Richard, pour son pipi de nuit, sur la machine à coudre dans la cuisine ! Il se croyait aux toilettes ! 

L’entourage rigolait. Je me rappelle que moi, figé, incommodé, je ne riais pas du tout de ce père supposément distrait, absorbé dans ses rêves. Debout, la culottes baissée, je savais parfaitement ce qu'il en avait été, au vrai, de l’anecdote. J’avais probablement trois ans, peut-être un peu moins.

J’ai eu souvent peur de ma mère, non sans raison d’ailleurs. Si quelqu'un la blessait, il y avait toujours à craindre de ses réactions de défense. Elle n’a pas hésité à m’écraser devant mes amis, si elle trouvait là le moyen de se décharger de ce qui l’avait humiliée, elle. « Out of band », lui avait dit un jour Monsieur G, un voisin de chalet. J’ignore complètement ce qu’il lui reprochait. Mais dans l’auto qui nous ramenait ce jour-là de l’ile d’Orléans vers Québec, c’était devenu, selon ma mère qui racontait tout de ce qu’on lui avait répété, « Out of band, Richard », avec la pluie d’insultes qui paraît-il s’était abattue sur moi, venant de ces gens-là – particulièrement d’un Monsieur V, un vulgaire trou du cul. Ce qu’il fallait comprendre de ce que ma mère rapportait en étouffant sa peine, c’est que ce n’était pas elle qu’on rejetait, ça ne pouvait pas être elle ; c’était moi, le grand fanal (et je censure ici une insulte encore plus humiliante, affreusement homophobe), le maigrichon si peu viril, si soumis qu’on pouvait taper dessus sans danger qu’il résiste. J’étais assis sur la banquette arrière de l’auto, avec mon grand ami à mes côtés, JM, qui allait revenir un peu plus tard, au resto, sur l’incident, pour se moquer de moi, alors que je l’aimais tant. Qui voudrait s’associer avec une raclure, considérée comme telle par sa propre mère ? Je n’avais évidemment pas compris, à 17 ans, que la colère de ma mère avait des racines beaucoup, beaucoup plus anciennes que les propos délirants d’un bonhomme abject. Le même soir, je me suis rendu au Petit Séminaire rencontrer l’abbé N, le prêtre-psychologue de l’institution, et je l’ai supplié de me sortir de là, de trouver une solution pour que je ne retourne plus jamais chez moi, chez elle, et chez mon père du reste. 

- Impossible, tu sais bien, tu es encore mineur. Je m’exposerais, si je te sortais de là, à des problèmes avec la police... 

Bref, il n’y pouvait rien, sauf me dire de garder ma dignité. J’ai beaucoup pleuré ce soir-là, dans la chambre-bureau de l’abbé N, qui, m’apprenant la dignité, m’avait quand même rescapé. Je n’ai jamais oublié. 

La trame essentielle de la vie de ma mère, tant qu’elle a été l’épouse de mon père, a été l’accumulation patiente et méthodique d’argent bien caché, dérobé à tout regard, petit magot dont elle niait sans cesse l’existence et qui devait rester ignoré du reste du monde. C’était dans ses chiffres qu’elle seule contrôlait que le trésor se dissimulait et engraissait lentement, chiffres qu’elle alignait dans de grands cahiers de comptes, comme si elle avait eu à gérer une vaste entreprise ; pas un 10 cents ne s’envolait sans qu’elle sache et note exactement le pourquoi, sans qu’elle ait mesuré l’inévitabilité de la dépense. Elle faisait des « oublis » commodes, bien sûr, quand ça lui convenait. Mais tout problème perdait le droit même d’exister quand il fallait, pour le régler, en raquer un peu : « ça va s’arranger, » disait-elle, ce qui voulait dire que ça s’arrangerait gratuitement. Elle pensait que le commerce était essentiellement voleur, que tout coûtait trop cher, et que tout, donc, l’appauvrissait. Pour ma mère, même « les enfants coûtaient cher », et plus tard, « il fallait qu’ils rapportent. » Je n’ai rien rapporté, jamais.

Ma mère vieillissante, apaisée, m’en a dit beaucoup sur elle et sur mon père, depuis le jour où elle l’a remarqué, pendant l’hiver 1940. « C’était étrange, m’a-t-elle raconté un fois, il patinait avec un ami, bras dessus, bras dessous, avec entre eux une tendresse manifeste, inexplicable; j’étais troublée; j’ai pensé, oui, j’ai clairement pensé qu’il pouvait être homosexuel.  Mais, en 1940, on ne savait rien de tout ça, on n’en discutait jamais. » Elle a chassé de sa tête la petite contrariété. Elle a flirté quand même, malgré l’indifférence tenace de l’homme qui allait devenir mon père, parce qu’elle le trouvait beau. C’était là un des aveux les plus lourds de sens qu’elle m’ait faits, comme lorsqu’elle m’a révélé à quel point mon père avait peur de son homosexualité latente. « Il me parlait souvent, la nuit, lorsqu’il était découragé de lui-même, de cette peur qu’il avait, et qu’il associait à de l’impuissance. Il avait bien eu quelques contacts sexuels homosexuels quand il était jeune garçon, mais ça n’avait pas vraiment d’importance. Il aurait tellement aimé avoir des hommes à commander… » J’avais bondi à ces propos, et j’en ai été longtemps secoué, tant ça ressemblait si peu au père réel que j’avais connu. Peraldi m’avait dit là-dessus, en séance: « Elle s’est trouvée quelqu’un qui n’y regardait pas au désir, lui s’est trouvé quelqu’un qui ne lui demandait pas de désir. » La remarque était percutante, et certainement très vraie. J’ai souvent pensé qu’elle a cru devoir répondre autrement que par son corps d’épouse et de mère, au désir de mon père, et qu’il fallait qu’elle m’envoie vers lui, sans pour autant ni voir ni savoir ce qu’il allait advenir. « Il y a l’inconscient sexuel de votre mère » qui se jouait là, m’avait dit encore Peraldi, à qui je racontais ces morceaux d’histoire familiale. Ma mère, elle, se souvenait : « Il adorait te promener, quand tu étais tout bébé. Il chantonnait, en te tenant dans ses bras, « p’tit garçon tout petit, ah, p’tit garçon tout petit...! ». Paraît-il que je riais à gorge déployée. En tout cas, ce qui semble pourtant peu croyable, c’est que je l’entends encore, cette chanson de son cru.

Nous avons beaucoup parlé d’un inceste possible, elle et moi. Elle n’a jamais rien voulu me cacher. Elle m’a assuré n’avoir jamais rien vu qui ait pu lui inspirer des soupçons. Mais ça venait de la même femme qui m’avait déjà affirmé qu’elle refusait de voir ce qu’elle ne voulait pas qu’on sache, de cette mère qui avait quand même surpris le prétendu somnambulisme troublant de mon père. En rêve, j’avais vu son œil, souvent, m’épier dans l’entrebâillement de la porte qui donnait sur ma chambre, et surveiller de près ce qui se passait entre mon père qui s’y trouvait et moi, au lit, à moitié nu, ma mère craintive et consciente du désir que j’inspirais à mon père. J’ai longtemps pensé qu'elle voulait mettre au grand jour une concurrence sexuelle qu’elle redoutait : Peraldi avait déjà suggéré là-dessus qu’elle-même aurait pu me pousser vers mon père, dont elle devinait le désir, tout en craignant pourtant qu’il passe à l’acte : « peut-être votre mère vous a-t-elle porté vers votre père, mais s’est aveuglée elle-même là-dessus, pour s’éviter une dévalorisation radicale, potentiellement mortelle. » Mais je pense aussi qu’elle était aux aguets, et surveillait de près ce que je pourrais peut-être dire à mon père de sa tentative de vol chez Simard&Voyer, de sa kleptomanie qu’elle m’avait avouée. Quoi qu’il en soit, j’ai redouté d’affreuses représailles si d’aventure, par trop amoureux de mon père, je lui offrais beaucoup de ce qu’il ne devait ni prendre ni savoir.



Je connaissais le crime de ma mère; en le refoulant, j’ai laissé s’implanter, en moi, en l’obscurcissant lui aussi, le désir de mon père, désir qui ne s’est peut-être jamais concrétisé autrement qu’en symbiose surexcitée – mais il y a de quoi en douter, me rappelant de l’usage particulier fait d’une machine à coudre, et même de son lit. Le deuil d’une illusion grotesque, celle d’une famille parfaite, est terriblement difficile à faire, surtout quand l’amour qu’on a pour sa mère est immense, immense comme l’a été sa générosité durant les dernières années de sa vie.



Je parlais souvent à Peraldi de mes cahiers, où je recensais le contenu des séances, tout ce que j’avais dit, tout ce qu’il avait répondu, interprété de mes rêves et de mes propos, mais où je tentais aussi, avec acharnement, cent fois sur le métier, de percer la plaque de métal lisse qui clivait mon cerveau, et bloquait l’émergence de tout souvenir significatif « profondément enkysté » — l’expression est de Peraldi lui-même. Il m’avait dit qu’écrire tant et tant, seul, n’allait pas sans risque, qu’il fallait que ça revienne en séance, et m’avait demandé de lui apporter mes cahiers, qu’il les lirait. 

- Vous ne vous taperez jamais ça, ça fait des milliers de pages. Et c’est souvent illisible.

Je les lui avais apportés quand même, une pile énorme, et il en a lu des bouts, parce que dès la séance suivante, il m’a dit : « Il y a dans vos cahiers des pages déchirantes sur votre père. Vous ne vous souvenez pas de ça ? » J'ai répondu que non, mais j’imaginais que cela devait être quelque appel désespéré à mon père, des lignes du genre : où étiez-vous, papa, quand j'avais besoin de vous ? En réalité, il était là, dans ma vie, jour après jour. J’étais son fils. Mais je ne voulais rien apprendre de lui; je n'allais certainement pas lui demander de l’aide quand il était encore vivant, en chair et en os, alors que j’avais la certitude que tous mes problèmes venaient de lui, et que lui-même avait terriblement besoin d’aide, qu’il n’a jamais cherchée, que personne ne lui a jamais proposée. Mon père, si dépendant de ma mère, était pourtant, et malheureusement, un homme profondément seul.



Mon père est mort en février 1985. Il avait 68 ans. Depuis plusieurs années déjà, il avait sombré dans une démence profonde, irréversible, et qui allait sans cesse s’aggravant. C’était ce que ma mère m’en avait dit, au téléphone, quand elle avait reçu le diagnostic qui allait conduire mon père à être hospitalisé durant la dernière année de sa vie. Une démence profonde. Ça m’avait terrifié, parce que j’étais déjà très malade à cette époque-là, et que je n’allais pas manquer de m’identifier, à nouveau, à mon père, même dans la terrible maladie qui allait le tuer pour de vrai. J’ai eu énormément de difficulté à me détacher de lui, à me déculpabiliser de la haine que j’avais ressentie pour lui. Il me faisait pitié, je l’écris sans mépris aucun, mon père était vraiment un pauvre homme mécontent de toute sa vie. En analyse, j’ai souvent rêvé que je le ressuscitais, que je le ramenais à la vie, chez lui, rue Cartier, à Québec, que toute ma famille prenait très mal cette réincarnation et désertait au plus vite les lieux, ma mère y compris; je restais seul avec mon père, incapable de me décider à quitter les lieux moi aussi, descendant et remontant les escaliers, alors que j’entendais mon père marcher dans la maison, que je l’entendais même respirer. « C’est mon père, il faut que je le sauve. »  Ce qui impliquait de sacrifier ma vie et ma liberté, et de m’imposer une intimité que je ne voulais radicalement plus.

J’ignore presque tout de mon père, de son histoire à lui. Et lui ne parlait jamais de sa vie avant son mariage, sauf à ma mère, dans le secret de leur chambre à coucher. La dépression, qui a brisé une intelligence qui aurait pu être honnête, et qui l’a totalement écrasé, jusqu’à finalement le tuer, lui faisait parfois trop mal: alors il rompait le silence qu’il s’imposait; il racontait à ma mère, de nuit, seul à seul avec elle, qu’il pleurait sur sa vie médiocre à petit salaire, alors qu’il aurait voulu être patron et diriger des masses d’hommes, donner des ordres, magnifier sa puissance paternelle et sociale. Ses deux beaux-frères lui en montraient terriblement, là-dessus, l’un médecin, l’autre directeur d’un important service financier. Mon père était incontestablement une victime du capitalisme, mais sauf une fois, lors de la Crise d’octobre 1970 où je l’ai entendu dire « qu’ils avaient bien raison, les gars du FLQ », jamais il n’a critiqué le système, bien au contraire, il aurait voulu s’y voir au sommet, et en jouir indéfiniment. De dominé, il a voulu devenir dominant, cessant par-là de produire sous commande pour s’enrichir à simplement diriger. Par cette conscience de classe en fait très limitée, il a montré qu’il avait quand même compris la logique du système, et comment se fabrique, au vrai, la bien heureuse opulence. Combien de fois l’ai-je entendu dire à ma mère que c’était elle, des trois sœurs, « qui était tombée sur le plus minable des maris » ? Ma mère protestait pour la forme, mais ne contredisait jamais le verdict implacable. Un jour que je vivais encore à la maison familiale, j’avais 18 ou 19 ans, ma mère, exaspérée, m’avait lancé: « Le docteur me dit de l’encourager, de le valoriser; je ne peux quand même pas lui dire qu’il parle bien l’anglais ! » Elle nous avait imposé de l’appeler le « boss ». Il n’a jamais fait semblant d’y croire. Et je n’ai jamais, jamais utilisé ce mot atroce pour parler de lui.

Lui tenait son propre père pour responsable de son existence ratée, mon grand-père paternel, que je n’ai jamais connu, mort avant même que je ne vienne au monde. Jeune, mon père détestait son père, l’évitait comme la peste: et alors que je n’ai jamais vu mon père lire un livre de sa vie (sauf un roman d’Hervé Bazin, qu’un de mes cousins lui avait offert avec une intention délibérée d’éveil, j’en ai toujours été convaincu,) il se réfugiait, semble-t-il, adolescent, jeune adulte, dans la lecture, pour esquiver toute rencontre intime, d’homme à homme, avec son père. J’étais sidéré d’entendre ma mère me raconter la phobie de mon père pour son propre père, parce que j’ai développé exactement la même stratégie d’évitement à son endroit, la même, sans savoir que j’empruntais sa méthode. Quand mon père me voyait lire, seul dans ma chambre, des heures durant, comprenait-il pourquoi je m’isolais ainsi de lui ? Je n’en sais rien. Chose certaine, il savait que je m’échappais. Adolescent, je quittais tout endroit dès qu’il s’y trouvait, et lui rejoignait ma mère, me dénonçant suffisamment fort pour que je l’entende: « Il le fait encore ! Il me fuit ! Il me tourne le dos ! » Mieux valait, si par malheur il y avait quelques résidus fâcheux d’une autre époque à rappeler, que je reste silencieux. Je restais silencieux. Je lisais.

Je n’ai jamais, pas une seule fois, de toute ma vie, bavardé avec mon père. Jamais. Ni parlé, ni joué, ni appris, pas même un travail manuel, pas même un sport: il ne me l’a jamais proposé. Je ne sais pas patiner, personne ne me l’a montré, ce qui est quand même incroyable, quand on sait que ma mère a remarqué mon père, la toute première fois, dans une foule de patineurs sur la glace d’un aréna public. S’agissant de l’indispensable, il s’en remettait à ma mère. J’imagine qu’il avait peur de moi, comme j’avais peur de lui. Face à mon père, j’ai eu beau ériger des murailles blanches et lisses, propres et neutres, jamais assez hautes, jamais assez épaisses pour me protéger de toute contamination par la salive, par l’urine, par un cheveu, un poil, des rognures d’ongles ou de la peau morte, par des insectes infimes tapis dans ses vêtements qu’il aurait pu déposer sur mon lit où, horreur, il venait parfois se coucher sans que je ne comprenne pourquoi il le faisait; j’ai eu beau me rendre inaccessible à tout regard, et rejeter d’avance toute prétention de sa part à me donner des leçons ; j’ai eu beau essayer de me rendre intouchable, de m’enfermer dans mon blockhaus, jamais rien ne m’a préservé suffisamment de lui. Il est resté ma hantise et mon obsession, ma phobie et ma maigreur, ma blessure et ma détresse, mon nom et mon destin.

Mon père a été mon géniteur: je ne l’ai toujours reconnu qu’avec résistance, heureux que je ne lui aie pas ressemblé, au point que mon frère ait déjà émis l’hypothèse que je puisse ne pas être son fils. Il a été mon père avec peine, durant les 30 dernières années de sa vie (j’avais 33 ans quand il est mort), les années où je l’ai croisé souvent, quoique de moins en moins, apeuré par sa présence, dégoûté qu’il ait pu me demander quelque chose de proche et d’intime, et l’exiger, parce qu’il aurait eu le droit du père, absolu, sur son fils. Juste ça pourrait expliquer que je n’aie rien su de lui, sans les confidences tardives de ma mère, rien au point de ne pouvoir écrire quoi que ce soit d’une histoire pleine, et surtout signifiante, sur ce qu’il avait été, sur ce qu’il avait vécu, bien avant que je ne l’aie rencontré — je ne l’ai pas connu, je l’ai trouvé, déjà là, dans ma vie, comme un étranger, troublé et dangereux.

Mon père, l’unique salarié de la famille, prenait mal les remarques de ma mère sur notre pauvreté relative, sans cesse réaffirmée. Déjà qu’il pensait que son emploi était médiocre, lui qui avait d’abord été gérant d’un magasin d’électronique, et qui avait souhaité en devenir le propriétaire. Mon grand-père maternel avait refusé de lui en financer l’achat. Par dépit, il avait accepté un boulot avec l’armée canadienne, mal payé, semblait-il, mais stable, sécurisant pour ma mère qui avait toujours peur de manquer, et qui n’aurait pu, jamais, se priver d’économiser pour rester en vie. Lui a fini, à force d’un petit salaire navrant, par détester son travail, ce qui ruinait l’estime toute relative qu’il avait de lui-même. Un jour où je lui avais demandé de jouer avec ses outils, il me les avait prêtés de très mauvaise grâce, presque en colère ; quand je lui avais dit que je voulais, plus tard, « faire le même travail que lui », il m’avait répondu sèchement de faire n’importe quoi, sauf le métier de technicien en électronique, m’avait tourné le dos et était sorti de la maison, dégoûté de lui et de la vie, comme si j’avais proféré une saleté le concernant. C’était un moment absolument dramatique pour un petit garçon d’à peine 5 ans, qui voulait simplement jouer avec les outils de son père. J’avais eu honte, je m’étais relevé, et j’avais laissé là ces jouets d’adulte si avilissants. Ma mère feignait de ne rien voir de tout ça. L’important, par-dessus tout, c’était l’argent qui rentrait aux deux semaines, et l’économie qu'on pouvait en tirer. Elle n’eut jamais d’ambition pour mon père, pas même qu’il ait un franc dialogue avec son fiston.

Jusqu’à sa retraite, dont il a à peine profité, mon père est resté à l’emploi de l’armée canadienne, dont il disait qu’elle discriminait même dans l’usage des toilettes. Humilié, dépouillé d’une réelle dignité, sans autonomie véritable, doté d’une autorité familiale parfaitement factice, mon père sombra dans une dépression de plus en plus noire, et parfois délirante. Plus les années passaient, plus il était seul, isolé dans sa propre famille. Il a longtemps hurlé sa colère, gigantesque, disproportionnée d’avec la réalité, pour finalement cesser de parler, sombrer dans la démence, et s’éteindre, jeune encore, sa famille autour de lui, d’une injection de morphine qui ressemblait à un assassinat collectif. Mon frère lui disait de « regarder vers la Lumière ». Qu’allait-il y voir ? Une grosse job ? Des tas de fric ? Des esclaves, en masse, pour le servir à l’infini ? Je doute que mon père ait eu le sentiment de faire le bonheur de qui que ce soit pendant tout ce temps long qu’a duré sa vie. De toute évidence, pas ma mère, en tout cas, qui n’avait de cesse d’envier ses deux sœurs bien mariées, entendons avec des talons de chèque imposants. De sorte qu’elle s’est comblée en se privant, sans relâche, et en privant autour d’elle. Dans un pareil entour, l’amour parental était pour le moins filtré.

Que j'ai été profondément marqué par ça, c'est incontestable. J’ai appris difficilement à aimer sans colère. « On ne peut pas donner ce qu’on n’a pas reçu », m’a dit un jour Péraldi. C’était d’une évidence immédiate.



Mon frère m’a raconté un jour que mon père s’était agenouillé devant lui pour implorer, littéralement, son pardon. Il avait 4 ou 5 ans, mon père plus de 30 ans. Mon frère était au lit et pleurait, parce que mon père avait un peu trop bu, titubait, lui faisait peur. « Je l’ai regardé s’humilier devant moi, j’ai eu honte pour lui, je ne lui ai jamais pardonné de s’être dégradé à ce point. » Je n’étais pas encore né quand l’incident s’est produit. Mon père n’a plus jamais bu, à ce que je sache. Mais il est arrivé que mon frère exprime tout haut la peur que continuait à lui inspirer notre père. Par deux fois, il a exprimé son angoisse d’une façon particulièrement dramatique.

Je devais avoir 7 ou 8 ans quand une nuit, à l’île d’Orléans, mon frère s’était mis à hurler qu’il avait vu un homme dans la maison, un étranger, qui se déplaçait en silence, un chapeau enfoncé sur la tête. « Je l’ai vu, il est ici, il se cache ici ! » criait-il tout en pleurant. Il avait, lui, 13 ou 14 ans. Nous ne partagions pas la même chambre, mais les quatre enfants dormaient à l’étage, mes parents au rez-de-chaussée. Ils s’étaient empressés de monter, bien sûr, éclairant toute la maison, fouillant tous les recoins, les fonds de placards, les dessous de lit, sondant les fenêtres, et puis mon père redescendant seul, inspectant la cuisine, le salon, scrutant même, du balcon arrière, le noir de la nuit, la lisière de la forêt... Mon frère implorait toujours qu’on cherche encore, qu’il n’inventait rien, qu’il insistait avec raison, qu’il disait vrai: « Non, je ne rêvais pas, oui, il y a quelqu’un ici, dans la maison, il est monté à l’étage, il a un manteau, un chapeau, il se cache quelque part ! » J’étais resté au lit, mes sœurs aussi, on attendait le résultat de la fouille, mais je m’étais dit, sans l’ombre d’un doute, moi, un garçon de 7 ou 8 ans, dans la terreur de la nuit : c’est notre père qu’il a vu, ce fantôme c’est notre père, il a peur de notre père. Ça a été long pour tranquilliser mon frère. Il pleurait abondamment, profondément secoué, fermé à toute parole d’apaisement. Mes parents l’ont assuré qu’ils avaient fouillé partout, tout vérifié, qu’il n’y avait aucun intrus dans la maison, et qu’il pouvait dormir à nouveau. Les lumières se sont éteintes, nous nous sommes tous rendormis. J’imagine que mon frère a gardé les yeux ouverts, malgré tout, un bon moment.

On a parlé de l’incident pendant quelques jours. Mon frère s’obstinait à répéter ce qu’il avait vu, déplorant parfois qu’on mette sa parole en doute. Ma mère a fini par en rire. Mon frère a repris le chemin de la ferme du voisin, il y passait ses journées, et on a fini par oublier l’intrusion nocturne, en apparence, du moins, parce que moi, je m’en suis toujours souvenu.

Une ou deux années plus tard, mon frère a de nouveau sauté les plombs, s’époumonant à appeler ma mère au secours derrière la porte d’entrée de la maison, rue Cartier, Québec: il avait redouté jusqu’aux larmes qu’un homme au chapeau calé profondément sur sa tête, sinistre, ricanant comme un dément, cherche à enfoncer la porte d’entrée de la maison. C’était le soir, il faisait déjà sombre. Ma mère a accouru vers la porte d’entrée, et tous deux, elle et mon frère, se sont mis à pousser contre la porte que l’homme terrifiant, menaçant, tentait de forcer. L’homme avait pourtant cessé de rire, et criait : « C’est moi, c’est ton père, c’est Marcel ! Ouvrez-moi la porte, laissez-moi entrer ! » Évidemment que la porte s’est ouverte, et je revois encore mon frère braillant à chaudes larmes, complètement affolé, la voix chevrotante pour dire à notre père: « Je ne vous avais pas reconnu ! » Secouée, gênée aussi, ma mère était allée s’enfermer quelques minutes dans la salle de bains. Mon père errait dans la maison, humilié, en colère, fautif aussi, comme toujours lorsqu’on est accusé, comme toujours lorsqu’on a fait peur, et qu’on se dit : et si j’y étais pour quelque chose ? Je ne sais pas ce qu’a vécu mon frère pour avoir donné corps à de pareilles angoisses, toutes deux anonymes, toutes deux de nuit. Je sais cependant ce que j’ai pensé sur le coup: « Il nous fait tous peur, on a tous peur de lui. » Mon père ne voulait ni faire peur, ni dégoûter d’ailleurs. Il avait le mauvais sort. Il lui semblait, ce soir-là, qu’on ne voulait plus de lui chez lui. C’était certainement ce que je souhaitais sans le dire. Je me suis assis à la table, ma mère a fait le service, personne ne parlait plus; une sorte de crime venait d’être commis contre mon père, mais planait sur lui, aussi, un reproche violent à peine formulé.

Je ne sais pas du tout si mon frère a surmonté la peur que lui inspirait notre père. Il le confrontait pourtant quand c’était nécessaire, et nous a servi plus d’une fois de bouclier protecteur contre lui. Je ne sais pas non plus de quoi mon père voulait se faire si exceptionnellement pardonner par mon frère. Je me rappelle cependant que bien des années plus tard, il avait voulu se confesser — il était catholique pratiquant, encore que les grenouilles de bénitier eussent le don de l’exaspérer — de fautes majeures qui exigeaient d’aller ailleurs que dans notre paroisse. J’avais une dizaine d’années. Je le voyais tourner en rond, nerveux, tentant de justifier son choix devant ma mère qui n’y comprenait rien. 

- Pourquoi chez les Franciscains ? 

- Parce qu’ils ont la réputation de mieux tolérer l’inavouable, d’être moins sévères, de pardonner plus facilement... 

 Elle n’a plus posé de question. Moi, regardant la scène, j’avais « compris ». J’avais peut-être tout faux, mais je m’étais figuré que ça avait tout à voir avec mon intense malheur de vivre, avec l’anomalie innommable qui m’isolait tant des autres et qui me faisait si honte, sans que je puisse d’ailleurs confesser quoi que ce soit. Les Franciscains ne pouvaient rien ni pour mon frère ni pour moi. 

Mon père était beau. « C’était la seule chose dont il était fier », m’a confié ma mère, quand nous nous sommes mis à nous ouvrir l’un à l’autre. À l’hiver 1940, mon père avait fini par remarquer la jeune femme qui ne le quittait pas des yeux. Qu’en avait-il pensé ? Un prêtre, un jour, avait dit de ma mère qu’elle avait une tête d’homme sur un corps de femme. Ma mère avait été très fière du compliment, qu’elle a répété mille fois: une tête d’homme, ça lui plaisait. Mais à mon père ? Ils se sont fréquentés pendant plus de quatre ans. « C’était la guerre, expliquait mon père. Je ne voulais pas marier Lucette trop rapidement, au cas où il y aurait eu la conscription. » Et pourtant, il avait été déclaré inapte au service militaire, pour cause de pieds plats ! Je n’ai jamais cru à cette histoire absurde, mais mon père a fait ce que beaucoup d’hommes, au Québec, entre 1940 et 1942, ont fait: éviter d’être enrôlés de force, sûrs que la conscription allait, tôt ou tard, s’imposer. Un grand nombre de médecins jouaient le jeu, accordaient des dispenses pour n’importe quel motif farfelu. Le fait est que dans ma famille, un oncle, un seul, un des nombreux frères de ma mère s’est enrôlé, a gagné l’Angleterre: mon grand-père maternel n’a jamais oublié ce fils d’exception. Quant à mon père, j’ai toujours pensé, sans preuve, bien sûr, que la guerre lui permettait de retarder un mariage qu’il ne désirait que mollement, un peu forcé par la contrainte sociale et par son père qui attendait ça de lui. Et pourtant, peu de temps après les noces, ma mère devenait enceinte, preuve incontestable que mon père « pouvait », quand même. Ma mère (elle me l’a dit, tel quel,) « l’activait. » Mon frère est né en 1945. 

Plus mon père prenait de l’âge, plus il criait, et peut-être étaient-ce les premiers signes de l’Alzheimer qui allait l’anéantir. C’était bouleversant de l’entendre vociférer, et parfois, carrément, délirer, mais au moins faisait-il l’homme à qui il ne manquait ni d’agressivité (sonore, qu’apparente) ni de combativité. Dans les situations extrêmes, quand on touchait à ce à quoi il tenait le plus, à ce qui lui tenait lieu de corps intact, son char, son précieux char, il fallait faire appel à mon frère, qui seul trouvait le moyen de le ramener à la réalité. Il hurlait contre les homosexuels, ces horreurs contre nature, tous bons pour la prison ou le fouet. Mais la nuit, il confiait à ma mère sa peur d’en être, ce qui pouvait tout expliquer de sa vie lamentable. Il lui racontait qu’il avait fait quelques expériences quand il était adolescent. L’affaire était vite classée comme une simple curiosité. Son père, avait-il affirmé, souvent, à ma mère, « m’a considéré du jour où je t’ai mariée. » Que savait mon grand-père de la sexualité de mon père ? Quelle était surtout la sexualité de ce grand-père paternel ? Du peu que j’ai su, avec certitude, ce sont ces « expériences » sexuelles de mon père adolescent qui m’ont le plus stupéfié: comment, sur ça aussi, est-ce que j’avais pu tant lui ressembler, et avoir trébuché comme lui, une fois, une fois de trop, sans savoir ce qu’il en avait été pour lui ? J’étais terrorisé à l’idée qu’il l’apprenne et en tire vengeance contre moi. Jusqu’à ce que, trente ans plus tard, j’apprenne que mon père, prétendant avoir une morale sexuelle rigoureuse, et le fouet à la main contre les délinquants, avait fait, dans son jeune temps, le même cheminement sexuel que moi.

Un jour, en analyse, j’avais raconté un rêve où trois hommes, assis côte à côte dans un camion, subissaient une agression sur la route, violente et délibérée: quelqu’un enfonçait le camion, en voiture, à répétition, poussant le véhicule vers le vide. Les trois hommes étaient en grand danger. « C’est votre grand-père, votre père et vous », avait tout de suite interprété Peraldi. « Que vous est-il donc arrivé de semblable à vous trois ? » J’ai eu un grand-père qui est mort avec ses secrets. J’ai eu un père qui est mort avec ses secrets. Le mystère m’a complètement écrasé, comme une bagnole de tôle sans valeur, enfoncée, brisée, tordue, sous l’effet d’un choc resté dépersonnalisé.

Je ne sais donc que très mal raconter la vie de mon père. Je n’ai souvent retenu que ce qui documentait dramatiquement ma propre trajectoire, tout comme celle de mon père. J’ai longtemps écouté ma mère comme on écoute un récit pervers. Il reprochait à ma mère de tout gérer, le blâme venait souvent les nuits de découragements profonds. « Je lui ai dit : veux-tu t’occuper de tout ? Je te donne les livres, les papiers de nos finances personnelles, les carnets de chèques, tout. » Mon père s’était dérobé, « comme lorsque nous étions en Europe, et qu’il avait perdu connaissance, à Monaco, dans une banque. Il n’a plus voulu effectuer de retraits bancaires, par la suite. Il m’a dit : occupe-toi de ça, toi, désormais. » Ma mère m’apprenait cette journée-là que mon père avait de sérieux problèmes à dire son nom, le nom de mon grand-père et le mien, à révéler ses besoins, à confronter son angoisse. J’ai entendu l’anecdote jusqu’à m’en imprégner complètement.

J’ai gardé un tout petit souvenir d’enfance, très malheureux, que je raconte parce qu’il dit tout. J’avais 6 ou 7 ans, c’était l’été́, les enfants jouaient en bande sur la rue Cartier. Il y avait de l’excitation, des cris, du plaisir, du bonheur. Et puis, j’ai vu mon père qui rentrait du travail, qui descendait la rue, chemise blanche et paletot gris; il m’a souri très tendrement, un peu intimidé, silencieux, comme toujours quand il s’agissait de lui et de moi. Je me suis senti forcé de le suivre, de rentrer à la maison avec lui. Ce côtoiement, en plein jour, sur la rue, au regard des autres enfants, a annihilé tout le plaisir de vivre l’instant présent. Je ne savais pas ce qui était si souffrant, si embarrassant, si inavouable, dans le simple fait de marcher, petit bonhomme, avec mon père, sur la rue, avant d’aller souper. Mais je savais que j’aurais préféré ne pas le rencontrer, et ne pas vivre ce banal moment d’intimité. Cette peur de l’intimité avec mon père ne m’a jamais quitté. Jamais. J’ai eu 20 ans, 25 ans, et toute perspective d’attachement pour lui était radicalement impossible. J’en avais honte pour lui, bien évidemment. Je me sentais coupable de lui faire tant de mal. Et il a fallu que je souffre beaucoup, pendant des années où ma survie a été quotidiennement menacée, entre mes 30 et mes 40 ans, pour que j’admette — du bout des lèvres, et sans jamais m’épargner l’envie suicidaire dès que la chose inavouée concernant mon père était simplement suggérée — qu’il y avait eu entre mon père et moi une intimité, une tragédie, dont je n’étais pas responsable.

Jusque vers mes trois ans, j'ai désiré me coucher, la nuit, dans le lit de mes parents, avec mes parents, entre les deux qui dormaient. Un jour que je me suis relevé pour aller les rejoindre, ma mère y mit un terme, définitif. Je me suis toujours souvenu du regard de mon père, cette nuit-là, implorant, suppliant de renoncer, surtout de ne rien dire, et de tout oublier. J’ai par la suite, sans le vouloir, sans le comprendre, développé une véritable aversion pour le lit de mes parents, au point de ne même pas être capable d’y toucher du bout des doigts. Il y avait là beaucoup, beaucoup des traces de mon père... Chose étonnante, c’était précisément dans ce lit que lui avait trouvé une part de la valeur qu’il s’accordait : « là au moins, dans le lit, je vaux quelque chose. » Ma mère, quand je lui parlais de lui, avait parfois un vocabulaire d’une précision étonnante, décrivant mon père comme « un jouisseur morbide, qui se met en colère si on lui dit que c’est agréable. » Ce qui n’empêchait pas qu’au lit, « il devenait un autre homme, un vrai, un bon amoureux, et le bien-être qui en découlait pour moi a été un gros facteur de durée de notre couple. » Mais « il était jaloux d’un voisin qui me faisait de l’œil, à Val-Saint-Michel, il était même jaloux de Jean, [mon frère aîné], qu’il considérait potentiellement comme un meilleur partenaire sexuel que lui. »  Maman ajoutait parfois, dans les confidences qu’elle me faisait : « s’il fallait se mettre à genoux », je le faisais; « je l’ai déjà dit à d’autres femmes : parfois, il faut se mettre à genoux », confidence extraordinaire venant d’une femme si fière, et si sûre de sa supériorité, si viscéralement debout.

Ma mère m’a dit, c’était le 31 mars 1989, que mon père ne voulait pas s’occuper de nous, quand nous étions enfants. C’était pourtant lui qui avait décidé de ne pas me faire circoncire. Il ne voulait, disait-il, que la dilatation. Je n’avais aucune idée de ce que ça signifiait. Mais cela concernait mon pénis, ça, je le savais. Je me rebellais ouvertement, avec colère, contre le droit que mon père se donnait d’intervenir sur mon corps. Et je n’étais qu’un enfant, à qui son père ne donnait — paraît-il, mais j’ai des doutes, — jamais son bain.

Un jour, en séance, je me suis souvenu du premier redressement debout que j’ai réussi, de l’équilibre que j’ai conservé, de mes premiers pas, regardant par terre, puis de la marche vers l’avant, une réussite. J’avais, quoi, 12 mois ? « Vous alliez vers qui ? » m’a demandé immédiatement Peraldi. J’ai été incapable de répondre. Je ne le savais pas. Et c’était très, très troublant, cette impression qu’il n’y avait, au bout du désir de me redresser et de marcher, personne que je ne pouvais reconnaître et ni nommer.

Mots-clés: Victime d'agression sexuelle 

 (Photo: Ste-Pétronille, Ile d'Orléans, été 1957)


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