Histoire de la honte- Chapitre Quatre - LA GENÈSE DE TOUS LES FASCISMES
Il y a eu bien sûr des jours heureux durant mon enfance, même que dans le déni de réalité que j’ai pratiqué si souvent, ce ne sont que de ces jours dont j’ai voulu longtemps me rappeler. J’adorais les étés passés à la campagne, ailleurs, toujours trop courts à vivre, d’autant que mon père les supportait mal et les abrégeait le plus vite possible, trop pluvieux, disait-il, accusant un jour les machines à pluie d’Hydro-Québec d’en être responsables. Mes parents — ma mère — louaient d’abord à Sainte-Pétronille de l’île d’Orléans, une belle maison aux mœurs archaïques, — sans eau courante autrement qu’une pompe à bras, sans salle d’eau, mais avec une bécosse dans le champ arrière, des araignées partout, et de la chaux à verser à la pelle pour couvrir les excréments et rendre l’endroit à peu près décent, — puis dans le village de Saint-Jean, sur le bord du fleuve, un chalet misérable construit sur un plan, les voisins collés les uns sur les autres, avec une trâlée d’enfants, bientôt adolescents, compagnons de plage, tous les jours, et de jeux : c’était nouveau, c’était parfaitement heureux. L’été, à la campagne, les enfants avaient un regard neuf sur moi, j’étais sans histoire, tout de ma vie personnelle pouvait recommencer, un temps trop bref. Même durant l’hiver, à Québec, pourtant d’un froid polaire, je me rappelle avoir eu des moments de plénitude; je me rappelle avoir longuement contemplé, avec des yeux de poète, la beauté du Fleuve, quand j’allais glisser en traineau sur les Plaines d’Abraham. Les quelques amis que j’avais à l’époque, GC., DK., quelques autres, trouvaient bizarre cet enfant qui s’émerveillait, le soir tombant, des couleurs de mer et de glace qui fusionnaient sans perdre de leur netteté, de leur pureté : je regardais attentivement, du haut du Cap, presque sans vertige, la force du froid, la sclérose du temps, le grand fleuve pétrifié qui frémissait d’épouvante, et craquait de partout.
Je fréquentais, durant mes deux premières années du cycle primaire public, une vaste école de briques orangées, où j’avais été inscrit comme des centaines d’autres enfants du babyboum. Cet établissement était l’endroit de prédilection pour une maîtresse d’école exerçant sa violence systémique avec un bonheur évident, tous les après-midis, contre les enfants à l’apprentissage un peu lent, un coup de règle sur les mains par faute de français dans la dictée quotidienne. Les malheureux devaient présenter en sacrifice expiatoire les deux côtés de la main, sans que l’institutrice ne relâche jamais la vigueur de ses coups. L’erreur coûtait bien de la souffrance, nécessaire pour faire des hommes de ces voyous. Il y en avait un, Gaétan P., légèrement plus vieux que les autres, un résistant, un délinquant, absolument charmant, que j’adorais, et qui m’aimait, moi qui écrasais dans le fond de la classe et dont la maîtresse se servait pour discipliner tous les autres, et parfois, leur inspirer une franche répugnance. Gaétan avait été battu si souvent, si énergiquement (l’enseignante était une femme de santé,) qu’il avait une fois fugué pendant plusieurs jours. Mademoiselle S., complètement hystérique, nous avait fait jurer de ne rien dire du drame à personne, et surtout pas à nos familles. Elle avait la trouille, et peut-être un peu honte d’avoir tant abusé de ce jeune garçon. Il avait été finalement retrouvé, caché sous le chalet familial, loin, très loin de l’école, quelque part sur la rive sud du Fleuve. La tortionnaire, qui avait craint pour son job, l’attendait, le bras toujours alerte, l’œil malveillant : elle n’avait rien appris de l’incident, on ne lui avait rien reproché. Tous les jours, la moitié des garçons de la classe pleurait, la tête sur les pupitres, ces mêmes garçons qui avaient dû jurer qu’ils préfèreraient mourir plutôt que de piler sur le crucifix s’il advenait, malheur suprême, que les communistes entrent dans la classe et exigent de nous qu’on commette un pareil crime contre Dieu. (Je me disais, dans le silence de ma conscience, que oui, voyons donc, oui, j’aurais bien évidemment pilé sur le crucifix, moi ! J’imagine que tous les enfants avaient eu, au moins, cette même réaction de santé et de survie.)
Deux ans plus tard, j’allais fréquenter, pendant les dernières années du primaire, une petite école publique qui était aussi une école de chant. Le directeur, un prêtre affreusement décharné, à l’odeur souvent musquée, avait fréquemment une très curieuse manière, virile, normative, carrément militaire et il ne s’en cachait pas, d’inculquer la discipline et d’enseigner le rythme musical aux écoliers trop distraits, et dans le pire des cas, quand son oreille musicale se croyait trahie, il s’imaginait vraiment que nous étions délibérément subversifs : on le cherchait, on le provoquait ! Il frappait à tour de bras avec une batte en bois sur le banc de piano pour marquer le rythme, et parfois, quand la colère contre notre médiocrité le submergeait, il lui arrivait de lancer au-dessus de nos têtes un objet, par exemple terrible un cendrier qui était allé s’écraser contre le mur du fond de la salle de musique ! C’était sans compter sa participation gracieuse au chant choral, tôt le matin, à la basilique, quand il nous trouvait si mauvais qu’il enfilait sa voix de soprano, se joignait au chœur et nous montrait ce qu’était, au vrai, un petit chanteur de chant grégorien. En bas, dans la nef, les quelques fidèles qui assistaient à la messe un matin de semaine, ahuris, renversés d’entendre un pareil couac dans un lieu saint, tournaient la tête et regardaient vers le jubé, stupéfaits qu’un pauvre enfant défavorisé soit à ce point privé de cordes vocales à peu près convenables dans cette chorale qui essayait pourtant de faire de son mieux. Un des deux enseignants qui professaient dans cette école un peu inquiétante avait la curieuse manie, quand il avait atteint les limites de sa tolérance (et qu’il lui manquait quelques ressources pédagogiques supplétives), de prendre les enfants à la gorge en les soulevant de terre, et je revois encore, l’image m’est restée imprégnée, les petits bras, les petites jambes d’un enfant étranglé, s’agiter en tous sens avant de s’écraser au sol, indemne, ce qui tenait du prodige, le petit survivant se relevant ensuite pour retourner s’assoir à son pupitre, se jurant bien qu’il ne rigolerait plus jamais des blagues de son voisin de bureau. Ainsi enseignait-on la liberté, la dignité et le respect aux enfants du Québec populaire au temps de la toute jeune Révolution tranquille, traumatisée par la guerre froide et croyant encore, contre tous les dangers, que seule la manière forte pouvait venir à bout d’enfants essentiellement mauvais jusqu’à ce qu’on les corrige.
J’ai plusieurs fois dénoncé ces comportements avilissants à ma mère, parce que j’avais peur, et parce que je les trouvais démesurés, voire même déments. Invariablement, elle me demandait si on s’en prenait à moi, si on me « touchait », moi, et puisque je répondais que non, elle me rétorquait qu’elle ne ferait donc rien, qu’elle n’interviendrait pas. Jamais il ne lui est venu à l’idée de remettre en question le système d’éducation lui-même, gratuit, en conséquence irremplaçable, qu’elle infligeait à son jeune garçon. Et pourtant, à simplement la constater, cette violence était de toute évidence monstrueuse, et je me rappelle encore cette dame, qui passait tout près de l’école, et qui avait vu le directeur, ecclésiastique de son état, frapper un gamin, encore et encore, l’enfant impuissant, saisi au cou, hurlant de terreur, et la dame lâchant, parlant du prêtre : « mais il est fou, le tabarnak ! » Il était fou, en effet, mais il fallait faire l’effort de s’en rendre compte et d’agir. L‘époque n’était pas à la protection de l’enfance, surtout pas des enfants des milieux défavorisés, et c’étaient eux qui peuplaient le secteur public d’enseignement, c’étaient eux que le système brutalisait et méprisait. Ces enfants étaient de petits dangers en puissance qu’il fallait casser à tout prix. Quant à moi, comme stratégie d’évitement efficace, j’ai pris l’initiative de me casser tout seul pour éviter les coups.
Quand je racontais à François Peraldi le détail de cette pitoyable éducation qu’on offrait aux enfants du prolétariat francophone, enrôlés de force dans le système scolaire catholique du Québec des années 1950 et 1960, je l’entendais, de loin en loin, prononcer sèchement quelques remarques cinglantes, à propos des « crétins », des « imbéciles », des « larves véligères » (« vous ne savez pas ce que c’est ? ») qui y sévissaient, et quand il m’a demandé ce que je pensais de ces enseignants qui laissaient des enfants baigner dans leur pantalon trempé d’urine parce qu’il leur était interdit d’aller aux toilettes pendant la classe, je lui avais répondu (m’inspirant du titre d’un film soviétique fameux) que c’était là du fascisme ordinaire dans lequel le petit, le très petit pouvoir scolaire se complaisait. Il n’avait pas commenté, mais je demeure certain qu’il n’en pensait pas moins.
Au printemps de ma première année scolaire, je me suis mis à craindre, subitement, et sans prendre conscience à quel point cette inquiétude soudaine était évidemment insensée, le chemin qu’il me fallait prendre pour aller à l’école et en revenir. Au moindre signe d’agressivité, j’avais le corps qui figeait, qui se rigidifiait. Je me retrouvais sans défense, exposé au regard de qui voulait profiter de l’aubaine. Je voulais retourner à la maison et fuir ces tortionnaires que j’imaginais à peine plus vieux que moi, des sadiques investis par une « loi d’ordre moral » que les enfants apprennent si vite à connaître, heureux de si bien maîtriser les manières de la violence, et qui savaient remarquer, distinguer la proie, le vice, pour le persécuter, pour le dénoncer. J’étais sûr qu’ils voulaient frapper, tuer l’enfant mauvais. C’était leur rôle. Mais je ne savais pas pourquoi j’étais, moi, si mauvais, et si nettement signalé à la haine des autres. Et pourtant.
Et pourtant il y avait, sur le chemin de la petite école privée où j’ai fait ma première année, rue Père-Marquette, à Québec, un Frère des Écoles chrétiennes qui m’attendait jour après jour et qui, dès qu’il me voyait, se précipitait sur mon passage, engageait la conversation, me demandait mon nom, haletait. Il était roux, maigre comme un clou, avait la pomme d’Adam proéminente, les mains squelettiques, l’odeur répugnante d’un homme mal lavé qui puait parfois l’urine. Il enseignait à l’école que fréquentait mon frère aîné, une école pour les grands. Le Frère venait me parler tous les midis, quand je retournais à l’école après dîner : dès qu’il m’apercevait, il accourait, se postant sur le trottoir de telle sorte que je ne puisse pas l’éviter. Derrière lui, il y avait la cour de l’école, les cris des ados qui jouaient au ballon, les culottes courtes, la rage de gagner, la haine des perdants, des lâches, des mous. « Comment tu t’appelles ? » Je ne me souviens pas lui avoir jamais répondu. Il ignorait ma timidité et mon embarras, cherchait manifestement à me séduire, me proposait d’entrer dans son école pour la visiter — ce que je n’ai jamais fait. Ce frère n’était qu’une sauterelle hideuse, mais il avait envie de ma maigreur d’enfant: ça, je l’avais compris, et ma mère m’a dit, des années plus tard, que je lui avais raconté ce que ce frère méditait comme projet. Elle n’avait pourtant ni réagi ni alerté mon père ou mon frère, ce qui donne à penser, quand même, sur ce silence délibéré. Je restais seul face au désir d’un homme pour un gamin, et je sais bien, je m’en souviens, qu’il me révélait à moi-même, à ma maigreur effrayante, à mon impureté, à mes envies secrètes, à ma sexualité. Il était le surveillant de mon grand frère, il le savait, il l’évoquait sans cesse. J’imagine que ça le retenait de toute audace, risquée même à l’époque. Mon frère, lui, n’avait peur de rien; il était déjà costaud. Je l’admirais, je l’enviais, d’autant plus qu’il réfrénait à lui seul, et sans le savoir, les pulsions libidineuses de ce religieux obscène. Il n’y avait pas même un an que s’était passée la mésaventure fantasmée avec mon père, au chalet de Val Saint-Michel. Je ne faisais aucun lien entre les deux affaires, bien évidemment, même que l’une a longtemps occulté l’autre ; j’étais déjà très mal pris, et très seul, avec une honte insensée qui m’excluait, à jamais, du monde des grands, et de ceux, très normaux, qui jouaient, à la vie à la mort, au ballon dans la cour de l’école, derrière le Frère et devant moi. « Plus tard, tu vas venir étudier ici », m’avait-il dit. Je me suis mis à saboter mon avenir, qui ne pouvait pas être cet avenir-là. Le choc — le traumatisme, l’apprentissage trop vite et trop tôt de la sexualité — ne s’est pas produit en quelque endroit secret sur le chemin de l’école, mais il s’est réalisé sur ce chemin de l’école. Alors, un jour, j’ai sciemment planifié ce que j’allais dire à ma mère de ce que je ressentais, mais je l’ai mal fait, en larmes, et mentant sur ce que j’expérimentais véritablement au jour le jour, et de plus en plus violemment : « des hommes ont voulu me battre; ils ont dit qu’ils voulaient me tuer; j’ai dû me cacher et attendre qu’ils s’en aillent. » Détail amusant, maintenant que j’y repense, c’est que je m’étais réellement caché, pour que mon récit fasse vrai, dans une entrée d’immeuble de la rue Moncton! J’ai dû apprendre à survivre autrement qu’avec la vérité, évidemment familiale, évidemment sexuelle. Quant à cette école de grands, celle de ce Frère, celle de mon frère, j’ai fini par en avoir si peur qu’elle a symbolisé, pendant longtemps, des années durant, le sens même de toutes les frayeurs qui se constellaient dans ma tête à cette époque, et toutes en même temps.
Peraldi : « Quelqu’un allait vous reconduire à l’école ? » « Non, personne. Jamais. Je devais demander à quelqu’un de m’aider à traverser la rue. »
Pendant ce temps, je me posais sans cesse des questions (à six, sept ans, huit ans !), au lit, quand je cherchais le sommeil, sur ce qui ne tournait pas rond, dans ma tête, et je m’inventais des hypothèses plausibles pouvant tout expliquer, car après tout, on faisait déjà tant de merveilles en médecine, et la télé présentait des émissions de science-fiction qui permettaient d’imaginer n’importe quel complot monté contre soi.
Ainsi j’ai cru longtemps, et tragiquement quand j’y pense, que mes parents m’empoisonnaient, à mon insu, avec l’accord du médecin de famille, le bon docteur L., juste pour faire une « expérience », juste pour voir « ce que ça donnait » de lui faire bouffer tel ou tel truc, à l’avorton. Je n’avais pourtant jamais entendu parler de Josef Mengele ! De toute évidence, l'expérience « scientifique » conduisait à un résultat effarant, inhumain, un enfant terrifié, terriblement honteux de lui-même, incapable de socialiser, et qui se cachait dans la cour d’école, sous l’appui des fenêtres, durant les récréations, pour que personne ne vienne lui parler, et encore moins jouer avec lui. Ça donnait un enfant qui se demandait pourquoi il était un garçon, et qui regardait sous ses organes génitaux s’ils n’étaient pas détachables, et s’il n’y avait pas autre chose, là, de caché, ce qui aurait pu tout expliquer de ce malheur intense d'être lui-même. Ça donnait un enfant développant la phobie des taches, spécifiquement des liquides visqueux et blanchâtres, chargées de petits insectes invisibles qui menaçaient de toucher sa peau et de pénétrer en lui sans qu'il ne puisse plus jamais se laver ou se désinfecter. Il ne lui restait, à cet enfant que j’étais, que Dieu comme seule ressource, puisque j’étais trahi chez moi, et que je n’avais plus confiance en personne. Je l’ai prié, longtemps, de changer radicalement le cours de ma vie, de faire un miracle pour moi, ou de « venir me chercher », tel quel dans ma prière. Évidemment, le monstre d’indifférence n’entendait rien de mes supplications. Et j’ai pensé, de plus en plus, que Dieu lui-même ne m’aimait pas, qu’il m’abandonnait à mes misères d’enfant — qui n’avaient rien, rien, dans ce que je ressentais jour après jour, de terreurs totalement imaginaires. Cet enfant que j’étais, lunatique errant qui faisait rigoler à la ronde, se sentait affreusement seul avec sa folie, et pourtant parfaitement lucide, à sept ans, à huit ans, sur ce que serait le restant de sa vie. Je m'étais totalement dissocié des vraies expérimentations qui se passaient chez moi, la nuit, dans mon lit, et que je ne devais connaître que beaucoup, beaucoup plus tard, vers la mi- trentaine, au moment où ma vie aurait complètement chaviré.
À cette époque de la petite enfance, je devenais malade pour de vrai, sans tricher, ce que je savais pourtant bien faire, quand un garçon de mon âge devait passer la nuit chez nous, dans ma chambre, la chambre que je partageais avec mon frère aîné. Ma mère devait évidemment annuler l'invitation, s’inquiétant du risque bien réel que je contamine un autre enfant. J’ai retenu la méthode, avec fake le plus souvent. Je suis longtemps resté dépendant de ce stratagème si parfaitement efficace. Adulte encore, avec mes partenaires, je devenais « malade » pour justifier mon isolement et ne pas les « contaminer », ce qui exigeait qu’ils partent, au moins temporairement. Je suis parvenu, comme ça, et pour compenser, à me faire croire que je n'avais besoin de personne. Il m’arrive encore d’avoir la tentation de cette pente douce et sinueuse de l’anéantissement solitaire, de la béance immobile, seul dans mon lit.
J’ai pensé, aussi, qu’on pouvait changer de sexe d’une simple injection, mais je n’ai pourtant jamais voulu très réellement me soumettre à cette horreur — j’ignorais le mot « castration », mais je savais qu’il aurait fallu couper... Je croyais dur comme fer que les filles n’avaient pas de sexe, qu’il n’y avait là qu’une déchirure, avec des lambeaux d’un pénis qu’on avait arraché. Et je me suis demandé, bien sûr, petit enfant, si je n’allais pas éviter le danger et la peur, m’adapter plus facilement, m’épanouir, rire, et jouer avec les autres, en pouvant sans risque et sans abjection devenir une fille. Mais dès que j’ai compris, et ça s’est fait très tôt, que ça impliquait l’ablation, concrète, effroyable, de mon sexe d’enfant mâle, qui me fascinait, qui seul valait l’intérêt des enfants comme des adultes, j’ai renoncé, bien sûr, et je me suis replié sur moi-même, comme les corps recroquevillés de Pompéi, figés, écrasés sous les cendres du Vésuve, à jamais silencieux et invisibles, et dans lesquels je me rappelle, vers 8 ou 9 ans, m’être immédiatement reconnu. En fait, plutôt que de m’enlever quelque chose à laquelle je tenais, et qui m’excitait, je me suis privé de mon regard, je me suis coupé de celui des autres. Mon enfance, et mon adolescence, je les ai passées à me dérober à l'emprise des autres, à leurs questions, à leur cruauté, et souvent, à leur mépris ; je suis resté seul, sans rien à dire et sans identité, évidemment longtemps sans amis.
Un jour, dans un bar, j’avais croisé un homme que je connaissais peu, mais qui avait fréquenté, lui et son frère aîné, le même collège que moi. Je lui avais demandé des nouvelles de ce frère, qui avait été un ami du temps du Petit Séminaire.
- Oh, J, il ne va pas bien du tout. Il est très déprimé. Il a des épisodes suicidaires. J’aime autant ne pas trop en parler, c’est très difficile, c’est toujours inquiétant.
Ce garçon avait eu comme père une véritable brute, un batteur d’enfants, violemment hostile à la différence de son fils. En classe, il avait été victime d’agression violente, sans que ni moi ni personne ne lui vienne en aide, et certainement pas les prêtres qui faisaient fonction d’éminents pédagogues, mais qui regardaient trop souvent, quand il ne le fallait pas, tête basse, leurs souliers.
Le fascisme banal, quotidien, extrêmement agressif, détruisant à vie des adolescents, poussant trop souvent au suicide, ce fascisme a une identité de genre, adoptée passionnément par les enfants mâles, qui ne faisaient pas particulièrement dans la dentelle, et qui cherchaient à se mesurer aux autres, tout le temps, à coups de poing s'il le fallait. Ce qu’ils voulaient, d’abord et avant tout, (et ce qu’ils veulent encore, j’imagine), c’était d’être impitoyablement normaux — et de faire la chasse aux minables qui souillaient la cohorte. C’était singulièrement le cas — concret, violent — du temps du catholicisme déclinant des années 1960. L'apprentissage des garçons, c’était une longue série d'expériences brutales, et ça, tous les hommes adultes s’en souviennent encore, et s’en accommodent généralement fort bien. Du temps du collège, le spécimen borné à gros bras, sorte de panzer indépendant menant sa propre guerre, s'en prenait immanquablement à celui qui se désignait sans le vouloir, à force de se cacher dès qu’il avait compris que sa voix, ses gestes, sa démarche trop féminine le trahissaient. C’est ce que, jeune ado, je redoutais sans cesse, d’être « identifié » comme victime docile et silencieuse, surtout pour ce qu'on pouvait dire de moi, et révéler ce que j’avais de scandaleux — cette identité sexuelle incertaine, fracturée, cette quête homosexuelle de reconstruction, afin de m’identifier, grâce au sexe et à l’amour d’un garçon attesté, toujours désiré, à des valeurs sûres. Pour les enfants mâles, et même pour les petites filles qui font très tôt l'apprentissage du désir, rien n'était plus méprisable qu'un homme qui n'est pas un homme. J'étais absolument seul avec mes lacunes en matière de virilité; je n'allais certainement pas raconter dans ma famille les affronts que ça me valait, elle qui s'en doutait, pourtant, et qui parfois me dénonçait en m'humiliant, à table, histoire de rire un peu. J'ai appris à taire mes peurs, j’ai appris la gestuelle d’un homme, en mimant surtout mon frère, sans qu’il le sache; tout cela pour ne jamais, jamais, être mis en doute et questionné quant à l’orientation que prenait toujours plus nettement mon désir sexuel.
Et pourtant, malgré les précautions que j’ai pu m’imposer, je me suis fait quelques fois insulter, par moments harceler. C’était ça, la vérité, douloureuse, invivable, que je n’avais pas vu venir, dans ce Petit Séminaire où les enseignants, jamais, n’utilisaient la force physique pour redresser les élèves trop particuliers — par ailleurs tout de même dénoncés, entre autres parce qu’ils portaient les cheveux longs, ce qui les distinguait mal, par en arrière, de ce qu’avaient l’air les filles. C’est du moins ce qu’avait affirmé, sans rire, le directeur de l’institution – dont on avait découvert, des années plus tard, un ancien étudiant et moi, qu’il fréquentait l’été les plages de Provincetown !
Deux étudiants, un jour, — des farmers, comme on disait au Séminaire, plus vieux que moi, — alors qu’on attendait en groupe pour entrer dans la salle d’études, m’ont cerné et se sont mis à me frapper, plusieurs fois, au ventre. J’étais sidéré. Pourquoi ici, pourquoi moi ? Les autres élèves se sont éloignés, et s’est formé un espace en forme de cercle autour de moi. J’étais exposé, à la fois très seul et très visible, une proie; j’étais victime d’une agression indéniable, et ça nécessitait une intervention, mais le prêtre responsable refusait de me voir, le regard fixé qu’il avait sur la porte d’entrée de la salle d’études qui restait obstinément fermée. Il était à quelques pas de moi. C’était la lâcheté en soutane, crucifix au cou, flétrissure de ce que la religion avait pu avoir de civilisateur. Il n’y avait d’ailleurs pas qu’au collège que ça menaçait de cogner sur les misérables microbes de mon genre, carencés, maigres et laids. C’était aussi, parfois, des amis de mes proches (très proches, des chums de ma jeune sœur, par exemple) qui criaient mon nom, sur la rue, de rage, de haine, et qui ne souhaitaient rien de plus jouissif que de me casser la gueule en gang, juste pour m’apprendre ce que c’est que d’être un homme, et de ne jamais, jamais même « y penser », avec aucun d’entre eux.
J’ai nié tout ça, longtemps, tout le temps, entre autres au prêtre psychologue du Petit Séminaire, qui m’avait demandé un jour si ça m’était arrivé de me faire intimider — moi, j’entendais, de me faire rejeter. Je lui avais répondu que non, bien sûr que non. Et lui avait conclu, soulagé: tant mieux, parce que c’est une expérience terrible, ça peut laisser des traces indélébiles. Peraldi, à qui j’avais avoué, très douloureusement que j’avais été un ado ouvertement méprisé, avait objecté que « les autres devinaient votre vulnérabilité, et en profitaient. » C’était ça, précisément ça, la genèse du fascisme fixé dans une hétérosexualité exclusive, normale et brutale, c’était de profiter, c’était de jouir de la vulnérabilité avant de l’éliminer. La préférence hétérosexuelle a eu longtemps, du moins au Québec, besoin d’écraser pour se construire (il y aurait une histoire à faire là-dessus,) et telle quelle, occupant tout le champ de la sexualité, elle a été à l’origine de tous les petits fascismes quotidiens, qu’elle les a tous contenus.
C’était pourtant tentant de se laisser entraîner par ce plaisir fascisant de la conformité hétérosexuelle et de sa violence, et de détenir, un moment, une parcelle de la force démesurée de la bande sauvage. Il y avait, au Petit Séminaire, deux élèves, toujours ensemble, devenus très largement les victimes de choix de la brutalité ordinaire. Ils se faisaient rentrer dedans, dans les corridors, coups d’épaule agressifs contre deux jeunes gens qui avaient le malheur d’être trop visibles et qui se faisaient plaquer dix fois, vingt fois par jour contre le mur sans qu’ils ne répliquent, jamais. Je me suis laissé tenter, une fois. J’ai essayé. Je les ai butés. J’ai ressenti sur le coup un immense plaisir, c’est fou ce que la norme est attirante, incroyable ce que le sadisme s’éveille rapidement; mais ça ne m’a guéri de rien, et j’ai encore honte, aujourd’hui, de m’être laissé aller à faire, une seule fois, le néonazi.
Un élève, quand j’étais en première année de collège, m’avait pourtant bien appris la leçon, et me l’avait donnée à retenir pour m’assurer d’agréables études, en toute sécurité : « dans la vie, il y a les dominants et les dominés, il faut choisir de quel camp on veut être ». Être dominant, c’était essentiellement d’être toujours prêt à cogner vite et fort, à mettre KO quiconque « tentait de te barrer le chemin et de faire de toi ce qu’il voulait, » le plus souvent te subordonner. « Sinon, t’es fait comme un rat. »
Je savais depuis longtemps, dès l’âge de six ans, que j’étais homosexuel, encore que j’aie été amoureux, au même âge, d’une petite fille toute brune, cheveux foncés, peau cuivrée, avec qui j’étais jumelé pour le spectacle dansant de fin d’année scolaire. Je voulais la marier, mais elle ignorait bien évidemment que j’avais eu l’envie d’un rapport sexuel, dans les toilettes, chez lui, avec un petit garçon de mon âge, un compagnon de classe venant, lui, d’une famille aisée, ce qui me faisait, ça aussi, puissamment envie. Il ne s’était rien passé : « un autre jour, peut-être », et c’en était resté là, sans qu’on n’en reparle jamais. Mais je n’ai pas oublié, et certainement pas la vue de son sexe sous son sous-vêtement blanc, comme je n’avais pas oublié le maillot de bain de mon père, comme je n’avais pas oublié la gêne que quelqu’un puisse regarder mon sexe, à mes deux ans, sous ma culotte de laine blanche. J’avais 6 ans, et j’ai fait le lien, si jeune, si tôt, entre la vision de ces sexes si peu cachés, ce qui m’a bouleversé; et quand ma mère m’a annoncé que la maman de l’autre petit garçon avait téléphoné, j’ai crié : « ce n’est même pas vrai ! », sans m’apercevoir que j’étais en train d’avouer des tas de choses, si seulement quelqu’un prenait le temps d’entendre le sens même de ma puissante dénégation... Ma mère m’a simplement dit : « elle veut t’inviter pour une petite fête d’anniversaire, j’ai dit que tu pouvais y aller. »
Un jour, un gamin de mon âge, qui parlait toujours de sexe et qui manifestement en connaissait pas mal sur la question (c’était certainement de famille, sans que j’en sache davantage, sinon que trente ans plus tard, mon frère m’a raconté que l’aîné de ladite famille faisait ça avec sa sœur, dans leur chambre à coucher, les rideaux ouverts, et qu’il les voyait faire, parfois, la nuit, de la fenêtre de sa propre chambre,) ce petit voisin s’était réfugié avec moi dans le bas de l’escalier arrière de la maison familiale et m’avait proposé, à brule-pourpoint, sans y mettre les précautions d’usage, sans promettre le secret, de « la » lui montrer :
- Elle doit être belle.
Je n’avais encore ni pilosité ni érection. La tentation de montrer était tout de même excitante. Qu’elle soit belle, ça, ça donnait l’envie de le prouver, effectivement. Et je l’ai montrée. Il avait souri, sourcillé de plaisir; lui trouvait ça excitant en diable. Il avait immédiatement baissé son pantalon:
- Regarde la mienne, pas aussi belle que la tienne. On peut jouer avec, si tu veux. Viens, on va derrière les garages.
On a couru là derrière, une ruelle à l’abri des regards, et on a de nouveau baissé nos pantalons, frotté nos queues l’une sur l’autre. Le garçon allait me proposer d’aller chez lui, d’en faire davantage, caresser mon sexe, le sucer, quand la panique, absolue, démesurée, m’est tombée dessus, m’a totalement submergé. Je me suis enfui. J’entendais l'autre crier après moi, me demandant de revenir vers lui, avec lui. Je suis monté à la maison. Mes parents faisaient la vaisselle, m’ont stoppé dans ma course vers ma chambre, celle que je partageais toujours avec mon frère.
- T’as eu de bonnes notes, Richard, on a décidé en récompense de t’acheter un vélo. Tu iras avec papa le choisir.
J’ai été incapable de me réjouir, incapable de remercier comme il aurait fallu. Je me suis réfugié dans ma chambre, et je me suis couché, angoissé, révulsé, plein de remords, et sûr, sûr et certain que ma vie était irrémédiablement gâchée, que je devais me tuer, tant ce que je venais de faire était pire que tout ce qui pouvait se faire de pire, le pire des crimes, une faute sans nom, impardonnable. J’étais resté saisi, des heures durant. J’avais 12 ans. Un ami de mes parents avait dit, un jour: « Un homme avec une petite fille, au moins c’est normal ». J’étais anormal, et pire encore que ce que l’imbécile particulièrement tordu avait affirmé sans que personne ne le contredise. Cette affaire, cet enfantillage, au vrai une vétille, c’est resté longtemps le pire souvenir de ma vie. Dans les jours qui ont suivi, MD a bavassé; cet enfant n’avait étonnamment aucune pudeur, aucune retenue. Le petit voisin d’au-dessus, qui n’en manquait pas une, a connu le détail de l’affaire; il a entrepris immédiatement de me persécuter. C’était lui aussi, en matière de sexe, un petit serpent. « Oh, vous savez, m’a dit là-dessus Peraldi, tous les enfants ne pensent qu’à ça. » Peut-être. Mais ils n’avaient pas tous un père comme le mien qui voulait « fouetter » tous les homosexuels, les « fusiller », les « battre à mort ». Et quand son discours était un peu plus retenu, il concédait de mauvaise grâce qu’il fallait « les mettre en prison », que « c’étaient des vicieux », que « c’était pire que pire, et que rien, absolument rien ne pouvait être plus répugnant que ça », que « c’était inavouable, innommable » — mais qu’il en avait repéré, tiens donc, dans le « petit parc minoune », à Québec, quand il était jeune, et qu’il avait voulu voir de ses yeux vus ce qu’étaient, au vrai, que ces salauds. J’étais, à l’entendre, un être-déchet, une vraie merde, et c’était très exactement ce que je pensais de moi désormais. Il n’en manquait pas beaucoup pour que je nettoie, accroupi, les trottoirs, à l’amusement général.
- Votre père, m’a demandé Peraldi, ce n’était pas lui qui voyait des petits bonhommes verts ?
Au Petit Séminaire de Québec, on nous disait, dès la première année du secondaire, que nous serions un jour l’élite de la société, que nous serions appelés à gouverner cette société, de façon très conservatrice bien sûr, forts de valeurs chrétiennes solides, immuables. Je ne comprenais pas ce que voulait dire le mot « élite », et moi, fils de technicien en électronique, qui venais d’une famille de la lower middle class, toujours sans le sou, je n’imaginais certainement pas gouverner le Québec un jour. Je l’ai compris assez vite, quand je comparais mes revenus, mes dépenses, mes possibilités de loisirs avec les fils de familles bourgeoises, privilégiées, fils de médecins ou de députés, qui fréquentaient le même collège que moi. Cette inégalité des fortunes, c’était aussi une violence comme les autres, pire même que les autres, une évidence jamais oubliée pour le restant de ma vie. J’ai compris la privation que je devais constamment m’imposer, les frais de scolarité que j’ai dû payer sitôt que j’ai eu accès au système des prêts-bourses (et du même coup, payer mes vêtements, mes transports, mes loisirs), j’ai compris que je ne serais jamais l’élite, pas davantage que ces élèves fils de cultivateurs aisés qui pouvaient se permettre d’envoyer leurs fils étudier au Petit Séminaire. Combien de fois me suis-je fait dire, parce que je ne pouvais pas, par exemple, participer à un week-end de ski, que cette pauvreté était invraisemblable pour un élève du Séminaire ? Un jour que je rentrais à pied, chez moi, jasant avec un autre élève de nos anniversaires tout récents, il m’avait demandé quels étaient les cadeaux j’avais reçus pour ma fête :
- De l’argent.
- Oh, tiens, moi aussi ! Mon père m’a donné 25 dollars. Et toi ?
- On ne dit pas ce genre d’information. C’est privé. On ne s’en vante pas.
Le fait est que j’avais reçu 25 cennes.
Au Petit Séminaire, tous les élèves étaient assignés à une pratique religieuse strictement contrôlée, avec messe obligatoire quatre midis en semaine, en cette période de l’histoire où le Québec se déchristianisait massivement. Et tous les élèves étaient catalogués dès le départ, pour toute la durée de leurs études, quant aux performances scolaires qu’on attendait d’eux : et bien sûr, c’étaient les fils de famille qui obtenaient, toujours, les meilleures notes. Évidemment qu’il y avait quelques fondements réels à ça : chez moi, je n’avais jamais vu, sauf une seule fois, peut-être, mon père lire un livre de sa vie; mais j’ai su, quelques années plus tard, que plusieurs de mes condisciples devaient suivre les cours de l’année suivante, en accéléré, durant l’été qui la précédait, histoire de leur assurer les meilleurs résultats et les plans de carrière les plus payants. Quand j’ai appris ça, d’un étudiant qui avait fini par en faire une dépression majeure au tournant de sa vingtaine, j’en avais été profondément choqué, comme si j’avais subi une tricherie massive, le viol même de ce que les prêtres du Petit Séminaire appelaient la conscience.
J’ai la haine des religions, des élites, des institutions d’enseignement privé. Ça ne m’est jamais passé. Et je n’ai jamais compris comment, encore maintenant, on peut tolérer cette incroyable, et parfaitement scandaleuse ségrégation scolaire selon les fortunes et les classes sociales, d’autant que le plus grand nombre des travailleurs subventionne par ses impôts les institutions et les études des fils et des filles de la bourgeoisie, qui n’en est que rarement reconnaissante, mais qui s’en trouve (discrètement) absolument ravie. Pourvu que ça dure, disait Mme Bonaparte mère, la réplique est restée fameuse. Pourvu que ça dure, en effet.
Quant au rapport entre les classes sociales, entre ce qui produit la richesse et maintient la pauvreté, le Québec est souvent d’une ignorance crasse, d’une indifférence qui frise le scandale. Mais pour la bourgeoisie, la francophone très certainement, mais plus encore pour la bourgeoisie canadian, ce petit monde qu’est la société québécoise, dressé depuis longtemps à la soumission, est à faire rêver.
Mots-clés: Victime d'agression sexuelle
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