Histoire de la honte - Chapitre Six - LE CRIME


Il n’y a personne, personne que je n’aie autant aimé que mon frère. Il a été le premier amour de ma vie, et certainement le plus marquant, encore que je n’aie pas cherché, plus tard, à le remplacer, lorsque j’ai commencé, au tournant de ma vingtaine, à avoir, laborieusement, difficilement, une vie amoureuse et sexuelle.  Il n’y a eu aucun substitut de ce frère dans ma vie, bien au contraire, mes partenaires d’une nuit ne lui ressemblaient en rien du tout, ni manières ni goûts. Lui s’est marié, s’est éloigné plus que jamais de moi; il avait sa vie, normale, qui plaisait; nos parents étaient fiers de lui; je le voyais à Noël, sinon il se fichait de moi à longueur d’années, sans aucune complicité fraternelle. Je m’habituais à une vie clandestine qui prenait lentement, très lentement, de l’espace et de l’importance et qui m’a donné, pendant plusieurs années, l’impression heureuse que je n’avais plus de passé, plus de famille, que je recommençais à neuf une vie qui promettait d’être réussie — brillantes études universitaires, fantastique carrière à venir. Il m’arrivait, parfois, de ne plus douter de rien. C’était une illusion; elle a tenu un temps, le temps d’une fuite vers Montréal pour y parachever mes études, le temps d’une première relation amoureuse significative. Beau Garçon entrait dans ma vie. Ça allait durer sept ans.

Je me rappelle encore quand j’ai pris conscience de l’amour passionnel que j’avais pour mon frère. J’avais 13 ans. Nous partagions la même chambre, sans connivence, encore moins de compromission. Je ne l’ai vu nu qu’une fois, la nuit, à côté de mon lit. Il regardait par la fenêtre donnant sur la cour. J’avais été bouleversé par la beauté de son corps, mais je m’étais empressé de me rendormir, en me disant qu’il ne fallait pas « qu’il pense ou qu’il sache que j’aie pu le voir ». J’étais physiquement affreux à cet âge-là, j’avais tout d’un mutant, adolescent très laid, souvent malade, écrasé vers mes 15 ans par une mononucléose accompagnée de très fortes fièvres qui m’avait terrassé pendant plus de deux mois. Je n’imaginais jamais pouvoir séduire mon frère, encore moins le rendre amoureux. Lui enchainait les fréquentations, l’une après l’autre, avant de se marier. Pour le reste, il ne trouvait que difficilement sa place dans le monde, ni à l’école ni comme jeune travailleur, mais il n’avait peur de rien, et c’est ce qui m’épatait.

Mon frère avait proposé, un jour, à l’été de mes 13 ans, que nous allions ensemble en Gaspésie, sur le pouce. C’était la promesse d’un bonheur absolu. Nous n’y sommes jamais allés, et j’ai perçu ce projet avorté comme une trahison. J’espérais que mon corps reprenne vie à être aimé, et désiré. Au lieu de ça restait une solitude stérile, d’autant plus qu’un prêtre, au Petit Séminaire, m’avait expliqué le strict essentiel à savoir quand on a 13 ans : j’allais bientôt avoir des érections et des pollutions nocturnes; ma mère allait s’en apercevoir et changerait les draps, sans poser de question. (C’est surtout ça que j’ai entendu. J’ai immédiatement supposé qu’elle poserait en fait des tas de questions, et qu’elle dirait tout à mon père, qui pourrait à son tour s’y intéresser de près.) Il m’avait précisé qu’il ne fallait pas que j’en profite, et j’avais pensé, mais profiter de quoi au juste, monsieur l’abbé ? Je n’avais aucune idée du plaisir sexuel, aucune activité solitaire, j’ignorais même ce qu’il pouvait en être. Je regardais sans comprendre le livre ouvert qu’il avait placé sous mes yeux « pour que je me reconnaisse. » Je ne discernais rien d’autre qu’un dessin, montrant le corps de l’homme en coupe, dans lequel je ne reconnaissais rien du tout.

Mon frère était l’aîné de la famille, et il en a, d’une certaine manière, assumé très tôt le rôle ; ma mère le voyait comme le prolongement de mon grand-père paternel, pour qui elle avait une véritable dévotion. Elle comptait donc beaucoup sur mon frère, et mon frère a toujours répondu à ses attentes. Il en tirait une fierté certainement légitime. J’imagine qu’il a reçu ça comme une sorte de mandat. Le chef de famille, c’était lui, investi par ma mère elle-même. Tout le monde le savait, mon père comme les autres. Lui seul pouvait dire à mon père : « C’est assez ! » et être écouté. Mais malgré tout de ses qualités, je connaissais peu ce frère. Il me méprisait. J’imagine que c’est un sentiment assez commun, du grand frère envers son petit frère, si ce n’est que le mépris de mon frère était essentiellement sexuel, d’orientation et de genre, et il a essayé plusieurs fois de me coincer là-dessus, pour m’humilier. J’étais pétrifié devant lui, soumis, honteux, solitaire, instable, arrangeant sur tout. Mon frère avait trouvé la formule exacte pour me décrire : « c’est juste un fif qui n’aime pas se battre », un raté, un impuissant. Je crois bien que tout le monde, grand-père, père, mère, toute la famille avaient conclu au même verdict : le petit garçon est un délicat, très nerveux en plus, mais on fait semblant de ne rien voir, histoire de limiter les dégâts. Et moi, et moi, j’adorais mon frère. Je l’aimais de toutes mes forces. Et j’avais cruellement honte du désir que j’avais de lui — au moins de son affection, et du souci qu’il aurait pu avoir de m’apprendre.

Ce frère, de 6 ans mon aîné, était en fait bien davantage encore que mon aîné, d’autant plus que lui, il entretenait des relations significatives — je veux dire, des rapports de similitude — avec mon père, mon grand-père et un oncle, tous proches voisins, tirant leur identité commune du plaisir de laver leurs précieuses voitures dans la cour arrière de l’énorme pâté de maisons familial. C’était là, bien plus qu’en tout autre lieu, que leur solidarité d’hommes vrais s’établissait. Très tôt, l’oncle apprit à mon frère à conduire, et lui s’est amusé, des années durant, de promenades en auto, forcément réduites à la longueur de la ruelle longeant la maison et la cour. À 12 ou 13 ans, mon frère avait déjà l’air d’un homme, ressemblant peu à mon père, mais beaucoup à mon grand-père, forte carrure, début de barbe, pilosité naissante, et il en était fier. Quand il sortait du bain, il prenait plaisir à se pavaner en sous-vêtement dans la maison, et une image très claire de cela m’est restée, mon frère, à 19 ou 20 ans, en sous-vêtement, montrant son torse viril à mon père et à mon oncle par la fenêtre de la cuisine, pendant qu’eux travaillaient dehors à réparer une toiture. Les hommes riaient de la plaisanterie ; mon frère était des leurs, pas de doute là-dessus.

J’étais, à voir ainsi mon frère, profondément attiré, à en être étourdi, sonné par un désir violent de toucher, mais aussi de ressembler, humilié d’approcher si peu le modèle, moi l’avorton de 13 ou 14 ans, maigre comme un clou, qui croyait provoquer une rage folle, ou pire encore, l’hilarité générale, à simplement prétendre m’inspirer de lui et le copier. J’ai pris conscience ce jour-là, je me rappelle très bien de cela, à quel point je le désirais. Il aurait pu, il aurait dû être mon père, ou en tout cas son remplaçant. J’aurais pu me lier à lui, prendre plaisir à sa proximité, apprendre à l’imiter. Mais mon frère, depuis déjà longtemps, se désintéressait complètement de moi. Faut dire que je me faisais absent, invisible, « lunatique errant » comme on disait de moi partout, à l’école, aux louveteaux, à la maison, — ce qui signifiait, je le comprends maintenant, insaisissable, au sens propre comme au figuré. À l’époque, j’aurais juré que je me cachais que de mon père. Et j’aurais au contraire voulu que mon frère, lui, me saisisse, souhait d’autant plus tranquille que je ne redoutais rien de mon frère, si absolument et si totalement normal. Jamais, jamais je n’aurais pensé que c’était de mon frère que venait l’authentique violence. Jamais, jamais je n’aurais pensé que j’étais asservi, maté, muselé par ce frère, mon aîné, que je connaissais si peu, qui était l’allié de ma mère et qui, de toute façon, me méprisait à longueur de temps.

C’est à ce frère que je me suis confié pourtant en premier, au début de ma trentaine, quand plus rien n’allait pour moi. Lui venait de se séparer de sa femme. C’était un dimanche après-midi, il m’avait rendu visite à Montréal pour le week-end. J’étais déjà très malade à ce moment-là, mais mon frère n’en savait rien. Peut-être me trouvait-il un peu pâle, un peu anxieux, mais il ne m’en a rien dit. Il n’y avait pas même un an que Beau Garçon avait décidé de rompre avec moi, de sorte que les deux frères célibataires passaient un peu de temps ensemble, c’était une solidarité inattendue, depuis le temps, et très nouvelle. J’étais déconnecté, désorienté, perdu dans les symptômes d’une dépression majeure, alors que je n’en connaissais pas même l’expression médicale. Je faisais de plus en plus souvent des rêves violents, souvent incestueux, parfois très brefs, mes mains retenues fermement contre le lit, un pénis très blanc massant mon visage, le pyjama abaissé et parfois, la sensation très nette de la succion d’une bouche sur mon pénis. Je disais tout ça au Docteur, et il avait été question d’éventuels rapports sexuels incestueux, ce qui me semblait désormais possible — incroyable, scandaleux, mais possible. À mon frère, ce dimanche après-midi, j’avais parlé de cette vraisemblance d’un « crime sexuel ». Lui m’écoutait avec une grande attention, et je voyais son regard, fixé sur moi, yeux grand ouverts, alerté. Je ne me suis douté de rien. J’ai cru qu’il avait peur pour moi. Et j’ai parlé. Longtemps.

J’ai raconté à mon frère sans me censurer, dans l’urgence de tout dire, la détresse suicidaire qui m’avait amené en thérapie, et qui s’était aggravée par la suite, au point où toute ma vie s’était effondrée, qu’il n’y avait plus que l’irréalité délirante des choses agissantes, que je n’étais qu’un mort-vivant, un « papillon malade » — je me souviens très bien de ces mots-là. Mon frère m’écoutait, les yeux écarquillés, disant parfois : « Ça se peux-tu... » Je ne sais absolument pas pourquoi je lui ai raconté, dans le flot de paroles, un souvenir précis, isolé dans ma mémoire, sans aucun bon sens, au point où je n’avais jamais même pensé en parler en thérapie.

- Te souviens-tu quand j’allais dans ton lit, vers l’âge de 6 ou 7 ans ? Je m’assoyais sur toi, tu me faisais sauter très haut, je retombais sur tes hanches en riant aux éclats, et il est arrivé qu’une fois, il y avait quelque chose de très dur qui me faisait mal entre les fesses, et je t’avais demandé ce que c’était. Je croyais vraiment que c’était un objet quelconque, un bout de bois, peut-être une bouteille, cachée sous tes draps. Je cherchais avec ma main à m’en saisir. « Touche pas à ça ! » que tu m’as dit. On a recommencé le manège, mais ça me faisait de plus en plus mal. J’ai essayé d’enlever l’objet très dur. « Touche pas à ça, que je t’ai dit ! » Tu me tenais la main fermement. J’ai cessé de trouver ça drôle. J’ai regagné mon lit, je me suis endormi.

J’ai reçu une lettre de mon frère le vendredi suivant cette longue conversation, qui a eu, souvent, les allures d’une confession. Quelques lignes qui semblaient absurdes, invraisemblables, venant d’un frère sexuellement irréprochable, en plein dans le mille de la normalité, une lettre qui prétendait tout nettoyer d’un coup. D’abord m’apprenait-il que le criminel, s’il y avait bien eu « crime sexuel », c’était lui. « J’ai été hanté par notre conversation... La nuit dernière, avant de m’endormir, des souvenirs me revenaient à l’esprit, que je dois absolument te dire... J’étais conscient des jeux que j’effectuais avec toi. Je me servais de toi pour me masturber... J’ai profité de toi à ton insu. Quand tu dormais, tu devais avoir 6, 7 ou 8 ans, j’allais souvent dans ton lit pour te masturber et te sucer... J’ai déjà imaginé que par ces gestes je pouvais être pour quelque chose dans ton inconscient pour ton choix sexuel... Je ne pouvais plus, après notre conversation, me refuser de te [dire] cela. »

J’ai nettement, et pendant un bon moment, protégé mon frère. De toute façon, je ne me souvenais de rien de ce qu’il me racontait, et j’ignorais complètement s’il fallait considérer cette amnésie, et les gestes qu’elle recouvrait, comme significative. C’est avec le temps, et des rêves toujours de plus en plus précis, que l’agression a pris tout son sens. Deux ans plus tard, j’ai amené la lettre en séance de psychanalyse, et je l’ai lue, la tenant bien haut de mes deux mains, de sorte que Peraldi, assis derrière moi, s’est rapproché et l’a lue en même temps que moi. 

Mon frère a pris conscience, lui, de l’importance de ce qu’il m’avait confié, par écrit. Il n’a plus voulu m’en reparler avant longtemps. Il a repris la vie commune avec sa conjointe, et je ne l’ai revu que rarement. Je me suis mis à avoir peur de lui, c’était plus fort que moi, de sorte qu’exception faite des obligations familiales, qui me donnaient de violentes migraines, et parfois des vomissements, je l’ai évité complètement. Les années ont passé. Un soir d’automne, il s’est invité chez moi pour y passer la nuit. Et c’est durant cette nuit que nous sommes revenus sur le détail de ces agressions répétées. Et le fait est qu’il a parlé, qu’il a répondu d’abondance à mes questions, précisant par exemple le souvenir qu’il avait de cette main, ma main, qu’il devait décrisper pour qu’elle le masturbe, de mon petit pénis, « je le vois encore », en érection, avec parfois des éjaculations, de la rigidité qu’avait mon corps tandis qu’il s’assoyait dessus et baissait mon pyjama, des spasmes qui l’obligeaient à m’immobiliser de ses deux mains, et forcer, disait-il, mon consentement, de ma tête qui s’agitait et cognait dans l’oreiller, de mes pleurnichements qui, s’ils s’aggravaient trop, l’amenaient à ralentir sinon stopper l’agression, de mon corps nu, de ma bouche ouverte, des intrusions contraintes, des liquides déversés, avalés. Dans tout ça, tout ce récit d’horreur, pas de complicité amoureuse, bien sûr, mais de la peur de se faire prendre, et « ça a passé proche, une fois, j’ai dû retourner très vite dans mon lit. » J’ai dit « nous » en l’interrogeant avec insistance, parlant de ce couple très étrange que nous formions, que nous avions déjà formé, parce que je voulais qu’il parle. Je voulais l’amadouer, j’avais réellement très peur de lui, sans raison sinon que je revivais avec une rare intensité les émotions violentes d’un autre âge. Je n’ai posé aucune question sur l’identité de la personne qui a failli tout voir, sur ce regard tiers terriblement redouté, et je regrette d’être resté silencieux encore une fois, là-dessus aussi, alors qu’il aurait été si important d’avoir cette précision.

La nuit du grand déballage a été longue. Vers 4 heures du matin, je lui ai fait l’accolade avant d’aller enfin dormir. J’achetais la paix, littéralement, je gagnais du temps jusqu’à ce qu'il parte, tôt le lendemain matin. 

J’ai reçu de mon frère deux lettres par la suite, une en 1996, l’autre en 2010. Il voulait essentiellement banaliser les « gestes » qu’il avait posés sur moi, et en faire que de strictes curiosités sexuelles d’enfant, affirmant désormais, en 1996, qu’il n’avait que 9, 10 ou 11 ans au moment des « jeux », ce qui me ramenait, moi, à la très petite enfance, 3, 4 ou 5 ans. « Mes touchers sur toi, les gestes que j’ai pu te demander de faire sur moi, la participation que je t’ai demandée, » ce n’était que de la banale curiosité, et du reste, « je n’ai pas de souvenir d’un refus de ta part, » le refus réfléchi et moral d’un enfant de 3, 4 ou 5 ans, inconscient, qui supposément dormait. Dans la lettre de 2010, il a rajeuni encore l’époque des « attouchements », les situant à 7 ou 8 ans pour lui, et donc « à 2, 3 ans peut-être » pour moi. S’il avait eu effectivement 7 ans, j’en aurais été, moi, à ma première année de vie. Et il a précisé : « tu dormais la plupart des fois. » Pas toujours, mais la plupart des fois. 

Le fait est que je ne me souviens de rien. Sur le coup des évènements, j’ai eu certainement très peur, et c’est encore terrifiant de tenter de l’imaginer, maintenant. Peraldi m’avait affirmé que j’avais eu une perception indéniable de la sexualité avec mon frère, mais que cette perception avait été ressentie sous autohypnose, qu’elle était enkystée au plus profond de ma tête. Cette autohypnose était destinée à faire semblant de dormir, de ne rien distinguer, de ne rien sentir, et ainsi de me couper de la réalité du monde. « D’ailleurs, ajoutait Peraldi, la situation est complexe parce que votre frère aussi fait semblant. Il fait semblant, mais il se doute bien que vous percevez quelque chose, puisqu’il se dit qu’il est peut-être à l’origine de votre orientation sexuelle. » Durant l’analyse, j’ai rêvé beaucoup à mon frère, seul moyen d’atteindre à la connaissance de ces évènements. Peu de jours après la réception de sa première lettre, j’avais rêvé que je l’entendais qui gémissait, qu’il voulait venir me rejoindre dans mon lit. Et moi, je mourais de peur, je figeais sous le coup de la terreur : « il se met à me caresser et devient fou. Il ne s’arrête pas. Je l’imagine, si je résiste, me mordant le pénis et l’arrachant. »

J'aurais pu tout aussi bien voler, ou tuer, que je ne m'en souviendrais pas davantage. Brutalisé, terrorisé, j’ai posé des gestes. M’en est restée la conscience d'avoir fait quelque chose d’horrible et de très culpabilisant. Quant à mon frère, je me suis mis à l’aimer, non sans un puissant interdit, cadenassant à jamais tout retour du souvenir.



Péraldi a essayé, au moins une fois, de ramener à la surface la mémoire inconsciente de ces violences sexuelles. « Il y a une menace sur votre sexe. Il faut voir laquelle, et d’où cela vient. » Et durant la même séance : « Il est impossible que vous n’ayez pas été conscient de ce qui se passait avec votre frère. Vous vous êtes défendu comme vous le pouviez à l’âge que vous aviez. » Il m’a invité à imaginer, et à décrire, une relation sexuelle entre mon frère et Beau Garçon, ce que j’avais été incapable de faire, pas même en balbutiant quelques mots insignifiants. Et pourtant, je m’étais douté de quelque chose, une fois, et j’avais raconté en séance l’anecdote qui avait fondé ce doute.

Peut-être y a-t-il eu quelque chose de vrai dans l’histoire qui suit. Peut-être Beau Garçon s’était-il laissé tenter par un fantasme sexuel puissant, qui se serait réalisé en plein cœur de l’été 1985, avec mon frère, dans un chalet bâti sur le bord du fleuve, tout près de Québec, et voisin de celui de ma mère. Il y avait déjà sept ans que nous étions ensemble, B.G. et moi. Ma famille l’acceptait sans problème, même que ma mère, peu de temps auparavant, un soir de première au théâtre, en avait parlé « comme un de ses fils », manière, si possible, de nier que je puisse coucher très réellement avec ce frère d’adoption. Un jour de la fin juillet, il était allé aider mon frère à construire une terrasse tout autour de sa maison de campagne. Mon frère avait de quoi exciter Beau Garçon, ça, je le savais parfaitement bien, alors que j’étais à l’époque un squelette à peine recouvert d’une très mince couche de peau. J’arrivais de Montréal. Il était entendu que j’allais rejoindre les deux beaux-frères durant l’après-midi, et de fait, je suis arrivé sur les lieux vers 13 heures. Il y avait, sur la terrasse dont la construction était très avancée, des outils laissés au sol, les deux hommes ne devaient donc pas être très loin. J’ai appelé, crié; invisibles qu’ils étaient, muets comme des carpes, inexistants. Et je me suis douté, là, immédiatement, d’une trahison absolument dramatique si elle s’avérait, de quoi faire éclater ma cervelle. Je suis entré dans le chalet, monté à l’étage, fais le tour des chambres, évité délibérément la salle de bains. Pas de trace de quiconque. Je suis redescendu, suis sorti du chalet, j’ai fait le tour du bâtiment. Personne. J’ai tiré une chaise sur ce qu’il y avait déjà de terrasse, et j’ai attendu, orienté net sur la porte d’entrée, en façade du chalet. J’étais sûr qu’ils étaient là, tous deux, cachés, et qu’ils baisaient quand je suis arrivé trop tôt, si sûr de ce fait que j’ai finalement quitté les lieux pour éviter le pire et leur permettre de sauvegarder une apparence de moralité, et je me suis rendu tout à côté, au chalet de ma mère. Elle était là, nous nous sommes installés sur son balcon, très fleuri comme à l’habitude. Et tout d’un coup, voilà mon frère et son apprenti (Beau Garçon !) qui se montrent, sur le petit chemin qui traversait cette campagne, et qui viennent côte à côte vers nous. 

- Vous étiez où ? Je vous ai cherché partout ! 

C’est mon frère qui m’a répondu: 

- Nous étions là. 

- Où ça, là ? 

Et lui, très agressif, répétant: 

- Nous étions là. 

J’ai éludé, alors qu’il était parfaitement évident qu’ils ne pouvaient pas savoir, sans m’avoir au moins observé en silence, que j’étais déjà arrivé sur les lieux, chez mon frère d’abord, puis chez ma mère, à les attendre. Mon compagnon n’a rien dit, pas un mot, et nous ne sommes jamais revenus sur l’incident. Peu après, le lundi 12 août, il m’annonçait sa décision de rompre définitivement d’avec moi.

Deux ans plus tard, j’ai demandé à mon frère s’il avait couché avec « l’enfant » :

- Non, mais j’en ai eu envie. C’est lui qui avait fait l’approche, tu ne te souviens pas ? Nous étions en train de manger, dans ta maison de la rue Gilford. Il avait dit à P qu’il n’était pas intéressé par elle, mais en me montrant du doigt, qu’il était, c’était un fait, intéressé par moi, oui.

Je n’ai pas fouillé davantage. Nous en sommes restés là de l’anecdote. Sauf qu’elle ouvrait toute grande la porte au récit d’une tout autre vérité, majeure celle-là, et c’est ce récit que Peraldi avait tenté de débloquer. 

Cette même année, je me suis rendu chez Beau Garçon, et pour la dernière fois, parler seul à seul avec lui. Je voulais donner un sens au comportement aberrant que j’avais eu avec lui, durant les dernières années de notre relation, et plus encore après la rupture, un temps où j’avais été avec lui, parfois, harcelant, et même ignoble. J’ai commencé par lui dire, je m’en souviens très bien, que les malades mentaux étaient les vrais damnés de la terre. Ça l’exaspérait, déjà. Et j’ai ajouté, dévoilement que je lui faisais pour la toute première fois, et où je risquais gros, qu’en thérapie, nous étions de plus en plus convaincus qu’il y avait eu inceste (en tout cas, j’en rêvais beaucoup, il y avait matière à poser des questions) et que ce crime était possiblement au cœur de ma folie. Lui m’a répondu d’arrêter de lui parler de ça, « que je lui donnais mal au cœur. »



Dans ses deux lettres de 1996 et de 2010, mon frère m’a reproché d’avoir brisé la confidentialité de ce qu’il m’avait avoué. Je n’ai jamais cherché à le discréditer. Je voulais que l’on comprenne, au moins dans ma famille immédiate, que je n’avais plus aucun autre choix que de m’éloigner. Je n’ai jamais, jamais demandé à qui que ce soit de couper quelque relation que ce soit avec lui. Du reste, personne ne l’a fait, même en sachant des bribes de mon histoire, et c’est plutôt moi qui me suis retrouvé seul, avec peu, très peu de soutien venant de mes proches, ma jeune sœur exceptée. Entretemps, je n’ai jamais cessé de ramer, enchaînant les thérapies l’une après l’autre jusqu’à la veille de mes soixante ans. Si j’ai parlé des agressions sexuelles de mon frère, essentiellement à ma mère d’ailleurs, c’est qu’il fallait les traverser pour atteindre mon père et ranimer ce qui avait pu se passer entre lui et moi, tôt, très tôt dans ma vie. C’est d’abord d’activités sexuelles avec mon père dont j’avais rêvé, et dont, peut-être, le souvenir ressurgissait, sollicité par le travail thérapeutique lui-même. C’était certainement à lui que, très tôt dans ma vie, je me suis identifié. Dans ces histoires de désir, de sexe et de refoulement, et dans les séquelles qu’elles ont eues sur toute ma vie, c’est la sexualité de mon père qui comptait le plus, terrée au plus profond de moi. Peraldi m’avait dit, durant une des toutes premières séances de psychanalyse: « C’est inconsciemment la peur d’une agression qui vous paralyse, qui vous fait vous cacher » dans une toilette, dans une entrée de maison, dans un fantasme complètement absorbant. « Vous avez cru que votre père voulait vous agresser sexuellement » et « vous avez pensé que votre mère l’encourageait à le faire. Vous protégez votre sexe. Il n’existe pas. Vous l’avez dérobé au regard des autres, et tout particulièrement à la vue de votre père. » Parce que ce qu’il n’a pas compris, lui, c’est « qu’il est normal d’être attiré par la spontanéité d’un enfant. »  Si le père est « sexuellement intéressé par son enfant », s’il y a passage à l’acte comme tel, « la confusion qui s’installe est extrême. »



Durant les premières semaines de la psychanalyse, à trois, puis quatre, puis cinq séances par semaine, lui me disait à maintes reprises que j’avais eu, trop jeune, et trop tôt, une connaissance trop exacte de la sexualité. J’avais signalé que cette connaissance présumée était étonnante, contredite par le petit garçon que j’étais, entre ses six et douze ans, qui ignorait totalement ce que pouvait être la masturbation, — pas la moindre idée, rien, de ce mouvement en saccade, de la jouissance qui s’ensuivait. Mais j’avais vomi, pourtant, devant des singes en captivité qui avaient éjaculé, devant moi, dans les grandes vitrines de leur cage. « Ils se crossent ! » avait crié un gamin à côté de moi, qui riait gras et s’amusait de la chose. Ça se passait au Jardin zoologique de Québec. J’avais 8 ou 9 ans. Ma mère me tenait par la main, en colère contre moi, et mes stupides nausées qui gâchaient tout. Les singes n’étaient coupables de rien, n’avaient rien à se reprocher. Je dérangeais le plaisir de la promenade du dimanche. Mon père n’avait rien dit, se tenait en retrait. On avait quitté les lieux, ayant payé pour rien le ticket d’entrée du zoo, c’était désolant.

Mais qu’est-ce donc que je savais si bien ? Au tournant de l’adolescence, j’ai eu peur que mes désirs homosexuels, s’il advenait que mon père puisse les connaître, révèlent quelque chose de lui et de moi et le provoquent, ce qui était rigoureusement interdit, et terriblement affolant. Alors s’est développée, en défense, j’imagine, une haine absolue pour mon père. Pendant que je désespérais de mon frère, un frère amoureux, protecteur et sans violence, je détestais mon père. J’avais peur, tout le temps, qu’il m’observe, m’approche, me caresse, me demande quelque chose, attende de moi un consentement, entre dans ma chambre, endroit que je lui interdisais, en pensée tout au moins, pourtant impuissante à quoi que ce soit d’efficace. Il entrait quand il le voulait, s’étendait sur mon lit quand il en avait envie. J’avais peur, tout le temps, d’avoir à l’aimer, à le toucher et d’être contaminé, même par un organisme unicellulaire qui se serait détaché de son corps pour pénétrer le mien. Ça a été l’angoisse la plus crue de mon enfance, et plus encore de mon adolescence. Heureusement, que je me disais, ma mère est là pour coucher avec lui, et faire les saloperies nécessaires, qui me protégeaient de visites de mon père et des gestes attendus, redoutés. Et quand mon père s’avisait de prétendre avoir été troublé par le désir d’une femme, de MM par exemple — l’aide-ménagère qui habitait chez nous, et qu’on adorait, tous, — MM qui lui aurait, prétendait-il, montré ses seins, j’entrais dans une colère folle, je dénonçais la fraude, sans pitié pour ma mère qui m’entendait, alors que j’avais pourtant si besoin d’elle pour qu’elle continue de coucher avec mon père et fasse ce qu’il fallait faire pour faire barrière et assurer ma survie.

Mon père est mort un matin de février 1985. Il souffrait péniblement ce matin-là, cherchant bruyamment à simplement respirer. Un jeune médecin avait suggéré l’injection de morphine, qui pourrait le soulager, mais qui le tuerait, inévitablement. Mon père s’est éteint rapidement, euthanasié, c’était ce qu’il fallait faire, ses derniers moments étaient devenus indignes, misérables. Et c’est cette mort qui allait très vite libérer l’incroyable histoire qui me reliait si intimement à celle de mon père, et permettre de m’en souvenir. La veille de sa mort, seul avec lui dans sa chambre d’hôpital, j’avais mis sa main dans la mienne, que ce comateux avait immédiatement saisie, et de son pouce, par réflexe, caressait. J’avais l’impression, encore une fois, d’être infecté, d’être sali, et que de la matière ignoble traversait ma peau. Il m’a fallu résister à la répugnance, que je connaissais si bien quand il s’agissait de mon père, pour que je tolère ce geste insupportable. Je lui avais pourtant demandé, s’il m’entendait, s’il devait mourir, qu’il m’aide, s’il le pouvait, du haut du Ciel, ce qui était une imploration parfaitement invraisemblable venant de son fils cadet qui avait, depuis si longtemps, souhaité sa mort (et qui prêchait l’incroyance militante.) On ne se réconcilie pas avec un moribond, bien sûr, et lui-même n’allait pas se montrer bienveillant à l’extrémité de sa vie, alors que je lui avais pendant tant d’années exprimé un mépris condescendant et haineux.

J’imagine que mon père ne pouvait pas mourir sans me parler après-coup, et révéler de ce qu’il savait de nos relations passées, très anciennes, du début même de mon existence, et que c’est la raison de nombreux rêves où je l’ai ramené à la vie. Il me fallait voir, entendre, ressentir quelque chose, et pour ça, j’avais besoin de lui, vivant, et qu’il me parle, qu’il me raconte. Dans un de ces rêves qui ont suivi sa mort, et où l’action se passe dans la maison familiale, à Québec, mon père entre en scène, tout d’un coup, à la surprise de tous, tenu en vie par de fortes quantités d'oxygène. Il finit par me voir. Il me poursuit, je le fuis, il veut me forcer à me réconcilier avec lui, il veut me prouver qu'il a changé: il m'attrape dans la cuisine, et me dit: « attends, Richard, attends, avec qui es-tu? » Il me dit ça avec le sourire, il me touche le bras, je ne veux pas qu'il vive, c'est un cauchemar, et je pense malgré tout: « il n’y a pas de raison d’avoir peur, il n'y a personne, tu rêves, Richard. » Et pourtant je ressens tout d’un coup une sensation très vive, c’est mon père qui tient mon pénis et dégage le prépuce, prend mon pénis dans sa bouche, et je me réveille en urgence, dégoûté, incapable de supporter pareille familiarité.

Lui et moi n’en resterons pas là. Il y aura d’autres rêves, nombreux, avec toujours les mêmes préférences génitales. Tout se passait comme si mon cerveau, peu à peu, prenant des années pour ce faire, reconstituait les faits, tels qu’ils avaient été à un très jeune âge. « Vos rêves se souviennent », m’avait dit Peraldi le 3 juin 1992. C’est ainsi qu’une nuit, je rêve que « je suis dans un petit lit, qui n’est déjà plus un lit d’enfant. Une porte s’ouvre, une seconde. Je m’éveille, terrifié, mon père est là, à me regarder dans le noir, il est immobile, le danger est grand, imminent, et j’ai si peur que je gratte avec mes pieds dans le matelas, pour creuser à toute vitesse un trou, me terrer, et disparaître. Je suis coincé, comme un animal qui sait qu’il ne peut plus s’échapper, et qui sait qu’il va se faire prendre. » Ou ce rêve, encore, que j’ai noté, tel quel : « Rêve à très forte angoisse. Maman me dit d’aller me coucher. Je suis couché, le sommeil vient, mais j’ai très peur, le danger est proche. Je deviens très raide, très dur, j’essaie de crier, mais j’en suis incapable. Je veux qu’on m’entende et j’ai peur qu’on m’entende. Je me lamente. Je refuse de voir qui me fait si peur. » Et brièvement, encore : « Dans le rêve, je deviens dur, aveugle, paralysé des mâchoires. Je vois et je ne vois pas. Je le désire et je ne le veux pas. Et je montre mon corps, mon sexe. » Celui-ci, dans le mode délirant : « Je suis complètement rigide tant j’ai peur. À un moment donné, je mets mes doigts en croix pour me protéger du « monstre », et j’appuie fort sur mes doigts en croix. Mais rien n’y fait. Le monstre circule. Il part d’une pièce (en fait, de la chambre de mes parents), il ouvre la porte de ma chambre. Je le vois ! C’est mon père. Il me demande, souriant, si je veux quelque chose, si j’ai un désir, si j’ai du désir. Il va ailleurs dans la maison. Il circule. Je suis prisonnier dans mon corps, pris d’une rigidité extrême, j’entends une vibration, un vrombissement dans mes oreilles, qui me fait croire à un « pouvoir » : je pourrais m’élever jusqu’au plafond. » Dernier exemple d’une série particulièrement signifiante, « ma mère surveille de près, voit dans l’embrasure d’une porte ce qui se passe dans ma chambre, y entre, fâchée et inquiète. Mon père se tient tout près, à côté de mon lit. Je sais que je vais laisser faire, qu’il l’a déjà fait voilà plusieurs années et que j’avais aimé ça. Mon père a effectivement touché au bout de mon pénis. Mes draps étaient rabattus jusqu’à ma taille. Papa et maman rient. Ils font semblant qu’il ne se passe rien. »

Mais ce sont deux rêves qui sont devenus avec le temps des références incontournables, des rêves dont on parlait en analyse que par les titres qu’on leur avait donnés, « le rêve de la machine à coudre » et le « rêve des deux bébés », celui-là majeur, et au fond, contenant les fondements mêmes de toute mon histoire.

Le rêve dit de la machine à coudre, je l’ai fait un mois jour pour jour après la mort de mon père, donc bien avant le début de la psychanalyse comme telle. J’avais rêvé que mon père baissait le pantalon de mon pyjama, et qu’il me faisait une fellation. J’étais, dans le rêve, un petit garçon de deux ou trois ans. L’affaire, scandaleuse, se passait dans la cuisine familiale, dans la pénombre de la nuit. Mon père m’avait déposé bizarrement sur un meuble de la cuisine, possiblement le meuble contenant la machine à coudre de ma mère. J’étais ahuri, choqué par ce rêve. Il n’avait, sur le coup, aucun sens pour moi, au point qu’à l’époque (j’avais le début de la trentaine), je ne l’ai pas noté, dans le gros cahier où j’essayais, en même temps que la thérapie, d’écrire une version définitive de mon histoire, « pour m’en libérer ». Je ne l’ai pas noté, mais sans l’oublier. Je l’ai raconté plusieurs semaines après le fait au psychiatre que je voyais depuis quelque temps, à l’origine pour des migraines: je bafouillais, j’hésitais, cherchais comment faire part d’une histoire qui ne devait pas trouver de mots pour se dire. C’est le docteur qui m’a brusqué, plutôt sèchement: « fellation, ça s’appelle une fellation; dans votre rêve, votre père vous fait une fellation. » Silence. Honte. Crime, crime majeur, mortel, à simplement imaginer une chose pareille, à en accuser mon père. J’étais en train de le tuer à nouveau en parlant de ce rêve, même dans l’espace privé, capitonné, d’un psy qui peut tout entendre. « Attendez, vous ne m’avez jamais dit que votre père avait posé des gestes sexuels sur vous ? » Et moi, rapidement, absolument sincère, sûr de dire la vérité, j’ai répondu: « Non, non, jamais de la vie, c’est impossible, mais tout de même, comment est-ce que j’ai pu faire un rêve pareil, mon père me dégoûtait tellement ! » Il y a eu encore un silence, le temps de prendre conscience du rebondissement extravagant, et du tournant imprévu, radicalement imprévu, que prenait le récit que je faisais des premières années de ma vie à ce monsieur très calme, que rien de ce qu’il entendait n’embarrassait. Ça en est resté là sur le coup, mais ce rêve allait devenir une référence majeure sur ce que Peraldi, quelques années plus tard, allait appeler, pour en faire une clé, quelque chose de terrible, quelque chose de terrible qui m’était certainement arrivé pendant ma petite enfance. La bombe était lâchée, elle allait longtemps, très longtemps prendre son temps, des années, pour déflagrer.

L’autre rêve essentiel que nous appelions tous deux, Peraldi et moi, « le rêve des deux bébés », je l’ai fait longtemps après celui de la machine à coudre, au milieu d’un fatras de rêves qui, souvent, exprimaient une violence sexuelle qui n’était pas le fait unique de mon père. Un de mes amis très proches, GG, était chez moi le matin qui a suivi la nuit de ce rêve, et au petit déjeuner, je lui avais dit « que j’avais fait un rêve important, peut-être le plus important de tous, et qui expliquait tout. » J’en étais certain, d’intuition : je savais. Quand je l’ai raconté à Peraldi, lui m’a rapidement donné quelques pistes essentielles pour comprendre la signification historique et symbolique de ce rêve. J’avais rêvé qu’un homme, que je regardais faire, et qui pouvait être n’importe qui de mon père ou de moi, en petit bonhomme dans un grand lit, un lit à deux places, parental, avait devant lui deux bébés nus, deux petits garçons, un de six mois peut-être, l’autre plus rond, plus excitant, d’un an et demi. L’homme, fébrile, exalté, submergé par un fantasme dont il ne dit mot et qui est son plus absolu secret, dénude les bébés, leur enlève leurs couches, et cache les vêtements dans un placard — et puis, variante dans le même rêve, il ne les déshabille pas, il les a trouvés nus, comme ça, dans le lit, mais il dérobe tout de même à la vue les vêtements au cas où il aurait à cacher à un intrus — un tiers, un autre — ce qu’il est en train de faire, de manière à faire croire que ce n’est pas lui qui a dévêtu les deux enfants. Variante, encore, comme si j’étais en train de réfléchir dans mon rêve, et d’écrire un scénario le plus exact possible : l’homme dissimule les vêtements pour cacher le fait que c’est lui qui a déshabillé les bébés. Il les connaît, ces petits enfants. Il peut en faire ce qu’il veut, et réaliser la totalité d’un fantasme sexuel, une satisfaction complète.  Ces petits garçons ne peuvent pas parler, et il le sait. L’homme agite le petit pénis des bébés avec sa langue. Les enfants rient, s’agitent. Ils regardent attentivement, voient tout de l’homme qui entreprend de se dévêtir devant eux. Et ils vont se souvenir, à l’encontre de ce que l’homme a pu imaginer, de cet homme et de ses jouissances particulières, dans le secret de son intimité. 

Peraldi m’en a dit tout de suite qu’il s’agissait d’un récit d’évènements archaïques, survenus à un âge où l’enfant n’a pas l’usage de la parole, et ne sait pas encore compter. Deux bébés sur un lit, côte à côte, l’un plus gros que l’autre, à qui on fait des choses sur leur sexe avec la bouche, la langue, la salive, ça veut dire, dans la représentation symbolique très limitée d’un petit enfant, des fellations, plusieurs fois, pendant une longue période de temps, à un très jeune âge. Il s’agit d’actes sexuels subits et ressentis par un enfant qui n’avait pas de mots pour les raconter, pas de distanciation, pas de capacité langagière, pas de manière de compter. Cet enfant s’identifie totalement à l’adulte qui profite de lui, et en fait, se confond avec lui. L’enfant ne peut donc raconter cette histoire qu’en imitant l’homme et son désir, c’était l’exacte fonction de ce rêve. « L’adulte, c’était votre père. Cet enfant, c’était vous. Vous voyez les bébés comme si vous les voyiez dans un miroir, ce bébé qui change entre ses six et dix-huit mois. C’est sécurisant, l’effet miroir : c’est vous, mais c’est aussi un autre, qui n’existe pas vraiment, et c’est à la base de ce processus qu’on appelle le clivage. » 

J’ai tout noté, mais je n’ai pas tout compris, immédiatement, irréversiblement. Ça m’a pris d’autres mots pour comprendre, enfin, et m’apaiser, longtemps, très longtemps après la mort de Peraldi. Mais ces mots étaient à nouveau les siens, transcrits, publiés; pendant que je les lisais, j’entendais encore clairement sa voix. 



Un jour, Péraldi m’a dit qu’il y avait autant de dommages, pour le petit enfant, à deviner l’intention incestueuse réelle d'un des parents, que de la voir se concrétiser. Je pensais, et je pense encore qu’il avait raison. Sur le coup, cette remarque m’avait assommé, parce que j’avais entendu, bien sûr, qu’il ne croyait plus à la réalité du crime sexuel de mon père dans mon histoire, et donc dans la genèse de ce qui me troublait si terriblement. J’avais la nuit suivante fait un rêve-fleuve, un cauchemar, explicitement sexuel, qui racontait un enlèvement d’enfant, par un homme, nerveux, angoissé, riant comme un fou, arrivé en voiture noire, un enfant par la suite sucé et sodomisé, sans plaisir ni peur; l’inconnu était venu chercher l’enfant et l’attendait au pied de l’escalier de la maison de mon enfance, rue Cartier, Québec. J'ai raconté, dès la séance suivante, le rêve à Peraldi. « Vous ne vous souvenez pas de la séance d’hier ? » Non, je ne me souvenais pas, j’avais déjà oublié. « Votre rêve est une réponse lapidaire à ce que je vous ai dit lors de la séance d’hier. » Je l’ai fait répéter : « une réponse entendue ». J’ai cherché, je me suis rappelé ; et plus jamais, jamais, il n’a été question, entre nous, de contester la réalité des faits passés, tels qu’ils s’étaient relatés dans le rêve des deux bébés.


Tout comme pour ce qui s’est passé avec mon frère, je ne me souviens de rien de ce que je raconte ici concernant mon père – exception faite du pipi que je devais faire debout sur le meuble enfermant une machine à coudre, dans la cuisine, une nuit où mon père était semble-t-il complètement égaré, déconnecté. Je me rappelle la rage que j’avais ressentie (et hurlée !) quand ma mère m’avait dit, en me donnant mon bain, qu’il fallait nettoyer mon pénis en dégageant le prépuce, que c’était ce que papa disait de faire. Ça, je ne l’ai pas oublié, et je l’ai haï pour ça. Je n’ai pas oublié non plus — j’en ai déjà parlé ici — la gêne que des gens puissent voir mon sexe, à travers une petite culotte de laine blanche, que ma mère m’avait fait porter le jour de mes deux ans. Et je n’ai jamais oublié le dégoût, l’aversion complète que j’ai gardé pour le lit parental, auquel je n’ai jamais touché de ma vie, pas même rendu dans ma vingtaine, laissant Beau Garçon y dormir seul, un week-end d’été que nous avions passé à Québec, et moi prenant des coussins et m’installant dans le salon, par terre, pour y dormir, évitant encore le pire, cette proximité, le lit de mes parents, de lit de mon père. 



L’énigme, c’était et ça reste cette remarque que m’a faite un jour Peraldi : « La vraie question, c’est quelle punition, quel rejet violent vous avez subi à propos de quoi et qui concerne non pas votre frère, mais votre père. C’est l’interdit sexuel qui est important. Qui l’impose, méchamment, au point qu’il n’y ait plus de corps, plus de sexualité ? » Et pourtant, « il y a quand même du concret. Il y a par exemple le désir de votre père. Et il y a des défenses considérables contre vos désirs d’enfant qui s’est identifié à son père, qui a aimé son père. C’est ça qu’il faut élucider. » En avril 1992, j’avais rêvé que mon père « entrait dans ma chambre, et que j’étais terrifié : que venez-vous faire ici ? que voulez-vous? » Ma mère lui avait dit quelque chose qui l’avait mis en furie. Il voulait me tuer. Or, je parlais à ma mère avant et pendant la psychanalyse; et j’avais dit à ma mère, plusieurs fois, que je soupçonnais mon père de crime sexuel. Voilà ce que j’ai imaginé qu’elle lui a dit et qui l’a mis en colère folle contre moi, et qui aurait dû me faire taire à tout jamais.



Il y a eu, au moins, un rêve de rémission pendant la psychanalyse. Un rêve qui m’avait semblé sans fin, que j’ai raconté aussi, en séance. Je suis dans une fête de famille chez mon frère, au lac Beauport. Lui se moque de moi, prend une photo de moi enfant, et avec un crayon, tout en me regardant, perce la photo, ce qui amuse tout le monde, y compris une de mes tantes, sœur de ma mère, que j’entends rire aux éclats. Un de mes neveux, un tout petit bébé, dort dans une chambre retirée, et je me dis qu’il court un grand danger. Je le réveille, lui demande de se taire, le prends dans mes bras et me sauve avec lui jusqu’à l’Hôtel-Dieu de Québec, où je vois un médecin qui accepte de nous protéger et nous promet son aide. Au récit de ce rêve, Péraldi avait conclu : « vous feriez un bon père, » autrement dit, quelque chose de radicalement différent de ce que j’étais, longtemps prisonnier d’un rapport fusionnel, immensément punissable, avec mon vrai père.


Mots-clés: Victime d'agression sexuelle 


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