Histoire de la honte - Chapitre Huit - HURLER SANS FIN




Le Petit Séminaire de Québec, un lundi matin de janvier 1968. Je n’avais pas encore 17 ans. Je suis entré par la porte principale du collège, de biais avec la cathédrale ; on se trouvait là, précisément, en pays de Nouvelle-France. Le portier ne m’a rien dit, m’a tout juste salué, me reconnaissait certainement. Il m’avait vu, il y a peu, venir tard, un soir de grand froid, porter une lettre à un prêtre de l’institution. Pas de problème ce lundi matin, il m’a laissé passer et je me suis rendu à la salle des grands. J’ai rangé mes vêtements dans mon casier, me suis dirigé vers ma classe de français — un cours de ce bon abbé G, qui m’avait déjà chassé de classe parce que mes cheveux étaient trop longs ! Mais ce matin-là, je n’en étais pas à me rebeller, si peu d’ailleurs, ni à réfléchir à mon suicide imminent, sur lequel je méditais et discutais sans arrêt avec moi-même, en silence. J’avais un carnet noir où je notais pendant les cours ce qui me passait par la tête, en écriture codée, pour que personne ne puisse jamais comprendre le sens réel de ce que je griffonnais. « Vais-je me suicider ? », voilà ce qui revenait sans cesse, tel quel, déchiffré correctement. Un jeune homme de 16 ans écrivait à répétition, au travers de lignes où il détaillait sa désespérance, « vais-je me suicider ? », avec élégance, « vais-je me suicider ? », comme s’il fallait malgré tout une forme classique à l’expression de sa souffrance, une forme qui ne soit pas le fascisme rampant, souvent grossier de la ville de Québec — fascisme qui persiste, du reste, dans cette ville qui a le scandale facile, la dénonciation abondante, la conviction qu’il faut figer le temps et s’accrocher tant bien que mal à ce qui doit durer. 

À l’époque de mes 16 ans, quand j’imaginais mal ce qui me faisait tellement peiner, tandis que mon père hurlait souvent contre ces homosexuels qu’il fallait tous fouetter à mort, et que le petit voisin d’au-dessus ne parlait que de sexe, prédateur avide des vices cachés des autres, pour le simple plaisir de les dénoncer et de susciter l’opprobre, je ne pouvais concevoir parler pour de vrai de ce qui m’angoissait, à qui que ce soit, et surtout pas à mes parents — et là-dessus, je savais parfaitement bien, malgré ma confusion, que parler mettrait mes parents en danger, et spécifiquement mon père. Ce matin-là, je suis donc entré en classe, me suis assis à ma place, et j’ai attendu la réponse à une lettre manuscrite, six pages d’écriture serrée que j’avais envoyée au prêtre-psychologue du collège. Je souffrais à un tel point de solitude, et de détresse, qu’il me fallait de l’aide, de toute urgence. Je ne savais absolument pas où aller, à qui m’adresser, écrire à l’abbé N m’était apparu comme la seule alternative possible, d’autant que je n’avais pas d’argent, et il était hors de question, radicalement hors de question, que j’en passe par mes parents, qui ne devaient rien savoir de moi et qui de toute façon, pensant à ma mère, auraient refusé de payer. J’étais certain que j’aurais une réponse, que je serais appelé, enfin, et reconnu, et aimé ; que j’allais pouvoir m’échapper, parler, être aidé et secouru ; que j’allais survivre. Il y a eu peu de temps avant que ça cogne à la porte. Un étudiant est allé répondre, a reçu une enveloppe, est venu à mon pupitre, a déposé la lettre devant moi. J’ai décacheté, immédiatement, lu : « Je ne suis peut-être pas le psychologue que tu espères. Viens me voir quand même demain soir, mardi, à mon bureau. Téléphone pour confirmer. » J’ai été balayé par une explosion de joie presque suffocante, c’était, pendant un court instant, le bonheur absolu. L’ordre des choses que j’avais subi sans comprendre allait être renversé. La liberté était toute proche. Le pays serait neuf. Je me rappelle de mon regard sur la classe, sur le prof de français qui cherchait Dieu dans l’œuvre de Gide : je suis sauvé, monsieur, je suis sauvé, amis ! Et c’était le cas, en effet, j’allais être sauvé, par un prêtre, un authentique homme de Dieu.

Je suis allé à mon premier rendez-vous avec la certitude que je serais guéri, en peu de temps, et que je serais comme tout le monde, sans cette gêne qui, depuis la cour d’école de ma petite enfance, m’isolait des autres et me faisait honte jusqu’à modifier mon ADN. Je suis allé à ce premier rendez-vous avec la conviction que je serais désormais aimé des autres sans effort, et désiré surtout, comme ami, sans que la panique m’inonde et que le déshonneur me submerge. J’allais avoir enfin des amis autres que les quelques-uns qui me toléraient tout juste dans leur entourage. Et si je pouvais avoir une autre chance ? Et si je pouvais trouver le moyen de changer ma vie, radicalement, facilement, par le simple pouvoir d’un prêtre psychologue guérisseur de détresse ? Je souffrais à l’extrême, à cette époque, presque sans mot précis pour décrire ce qui faisait si mal sans que le corps ne souffre vraiment, sauf la maigreur cadavérique et le regard éteint, et des spasmes qui me déchiraient la poitrine que je confondais avec des crises cardiaques. En classe, j’avais des étourdissements suffisamment importants et fréquents pour que je subisse quelques examens médicaux poussés, et d’ailleurs sans résultat. Rien. « C’est un grand nerveux, un peu lunatique », avait dit le docteur de famille, en rigolant, c’était encore ça, rien de grave, tout était évité, et ma mère pouvait dormir en paix, la famille était saine et sauve. À l’abbé N, pourtant, j’avais écrit que j’avais mal, que c’était intolérable, minute après minute, que j’étais seul, sans secours d’urgence, que j’étais blessé et que j’avais honte de moi, que je vivais sans cesse dans les tourments d’une intimité familiale insupportable et qui me rendait fou.

L’abbé N était souriant, chaleureux, accueillant dès la première rencontre, qui a duré quelques heures, de soir, après sa journée de travail, après ma journée de cours. J’avais justifié mon absence à la maison par du travail à faire à la bibliothèque, et ça devait être mon excuse commode, pendant plusieurs années. Il a été franc, tout de suite, dès l’abord, avec moi : « Je ne suis pas sûr de pouvoir t’aider », mais il le faisait déjà, il l’avait déjà fait, du simple fait de me convoquer, de me parler avec affection, comme si j’étais un de ses meilleurs, un de ceux dont on désire la connaissance et la fréquentation. C’était extraordinaire, je ne le salissais pas, même assis dans un de ses fauteuils, je ne souillais rien, je ne l’avilissais pas du simple fait d’être là, il ne se cachait même pas de ma présence dans son bureau. Je lui avais demandé : « Combien de temps pour devenir normal ? » Il a parlé de six mois, certainement sans y croire. 

- Mais pourquoi tu me choisis, moi, pour t’aider ? Il y a des psychiatres, des gens plus compétents que moi, il y a tes parents...  

Les questions essentielles, dès la première rencontre. 

- Mes parents, non ça jamais, et si vous devez les contacter, je pars tout de suite, j’ai besoin de votre aide, mais ça doit rester absolument secret, et je vous fais jurer là-dessus... 

Il a ri de bon cœur, mais a promis. 

- Pourtant, si je connaissais tes parents, je comprendrais peut-être plus vite que si je t’écoute pendant des semaines de temps... 

Peut-être. Mais c’était exclu, totalement. 

- Je te demande à nouveau, pourquoi moi ? Je te connais à peine... Tu es un étudiant ordinaire, je ne t’ai pas beaucoup remarqué...  

Je lui ai répondu qu’il m’avait souri, souvent. Je lui ai dit aussi, de ça aussi je me souviens très bien, que je le trouvais beau. Il s’est amusé du compliment, m’a demandé si je lui faisais penser à mon père. « Absolument pas ! » Je n’avais aucun désir sexuel pour l’abbé N, je n’allais jamais en avoir. Mais je le trouvais sain, et propre, et respectueux, et surtout, surtout, je croyais à son affection pour moi, depuis longtemps. Il m’avait, ce soir-là, un peu désillusionné là-dessus, bien qu’il eût spécifié : « je crois que tu me choisis parce que je pourrais être le père que tu souhaites avoir. » Ce père substitut me recevait, m’écoutait, me fixait des rendez-vous à venir ; il me prenait en charge, et entreprenait de m’aider, de me guérir, et c’était tout là l’essentiel, pour un jeune homme de 16 ans, suicidaire, isolé, sans aucun lien de confiance qui compte et qui dure. L’abbé N venait de me redonner le droit d’exister, le droit à la vie.

J’ai vu l’abbé N des années durant, toutes les semaines, sauf l’été — et encore, je ne me gênais pas pour aller le visiter, au besoin, et pas une fois, pas une seule fois, il n’a refusé de me recevoir, pas une fois. On a fait ensemble beaucoup de travail. Je l’ai fait pleurer quand je lui ai avoué que je souhaitais que mon père meure, sans que je n’y sois pour rien, mais qu’il meure, ce père qui me terrorisait, me rendait malade et me dégoûtait. Je lui ai aussi raconté l’épisode du chalet, mon père en maillot rouge, le désir sexuel, la terreur consécutive. Il est resté silencieux un bon moment. « Tu avais peut-être un immense besoin de ce père, et ce besoin a pris cette forme érotique... » J’étais à ce point ignorant en matière sexuelle qu’il m’a fait lire, entre autres, un bouquin, je me rappelle, La formation du lien sexuel, que j’ai dévoré, exploré avec lui, comme une révélation, une levée du silence sur ces choses pourtant fondamentales, essentielles à comprendre pour avoir le goût d’être vivant. Je ne crois pas qu’il ne se soit jamais douté du crime sexuel qui se cachait aux tréfonds de mon histoire, et qui était radicalement refoulé — mon père était toujours vivant. Mais c’est avec lui que j’ai appris à connaître les hommes et les femmes, l’Œdipe et la castration, le désir et la privation, le droit à la vie et à la liberté. Un jour, j’étais à ce moment-là étudiant à l’université, je lui avais dit que je « cessais le combat contre l’homosexualité, que c’était moi, mon identité, ma nature, et que j’assumais les conséquences de ce choix ». Il m’avait répondu que « les gens étaient plus solides qu’on le ne le croit, y compris nos proches, et qu’ils acceptent généralement plus facilement ce que l’on est que nous-mêmes ». Je n’ai jamais oublié non plus cette remarque. L’abbé N se comportait en père, puis en grand frère qui n’avait aucune envie de moi, mais qui m’aimait ; et parce qu’il m’aimait, il faisait ce que tout bon père ou grand frère devait faire, accepter sans dégoût, accepter malgré tout, malgré la possible déception.

J’étais parvenu au début de la vingtaine, mieux, beaucoup mieux dans ma peau, et j’avais désormais des amis, nombreux, que j’aimais. Je souhaitais quitter la maison au plus vite, me louer un premier appartement, avoir un copain, être amoureux. J’ai fini par me dénicher l’appartement de rêve, un truc tout neuf, dans un building avec ascenseur, le progrès, la modernité, et j’ai couru, littéralement, au Petit Séminaire, annoncer ma libération finale à l’abbé N. C’était l’été, il faisait chaud, on est sortis, tous deux, prendre une bière, rue du Trésor. « Invite-moi chez toi, je serai content de voir où tu habites. » Quoi, est-ce que j’ai bien entendu, l’abbé N, mon « père » de substitution, invité dans un lieu où j’allais avoir des pratiques sexuelles homosexuelles, dans un lieu d’intimité sexuelle ? J’ai fantasmé très clairement, sur le coup et en sa présence, qu’il pourrait peut-être tenter quelque approche, exprimer un désir sexuel absolument interdit. Recul, panique, froideur, petite mort... Je n’allais plus jamais revoir l’abbé N. J’ai raté là, en lui cachant ce qui me poussait, malgré moi, à m’éloigner de lui, le problème essentiel qui pourrissait ma vie. Lui n’a jamais su. Il n’a jamais cherché à reprendre contact avec moi. Il s’est comporté comme quelqu’un de bien, un vrai professionnel. Il n’a rien forcé, c’est ce qu’il fallait faire, même s’il m’a beaucoup manqué. 

Je dois tout à celui qui est resté pour moi « l’abbé N », certainement suffisamment d’estime de soi pour que je puisse vivre, assez heureusement, une bonne dizaine d’années par la suite. C’est beaucoup. Jamais je n’ai reçu, gratuitement, de personne, autant que de lui. Je crois que certainement, j’en ai été un bien meilleur prof, quand est venu mon tour d’enseigner, et de parfois devoir aider. L’abbé N m’avait dit une fois qu’il doutait de la grâce, « si ce n’est dans les personnes que l’on rencontre. » J’ai eu cette chance, cette grâce, et à l’heure d’écrire mon histoire, je sais que cette faveur immense a été essentielle dans ma vie.

J’étais loin de me douter, à mes 22 ans, au moment où je me détachais de l’abbé N, que le mal allait surgir à nouveau, dix ans plus tard, pire que jamais, et que j’allais, à quelques interruptions près, être en thérapie toute ma vie, jusqu’au début de ma soixantaine. Ça ne change rien à ce que je lui dois.



Il y a eu dix ans, que dix ans d’accalmie. Mais je savais, de plus en plus, parce qu’il y avait des signaux inquiétants — une première nuit d’insomnie complète, des migraines violentes, des accès dépressifs fréquents, des fantasmes suicidaires, mêmes — qu’il me faudrait reprendre le chemin des consultations, des relations d’aide, comme on disait à l’époque. Ce qui m’attirait, quand j’ai découvert ce qu’était un contrat d’assurances collectives, c’était la couverture des soins en santé mentale. C’est tout ce que je vérifiais, année après année, quand je recevais, à la rentrée scolaire de la fin août, le contrat mis à jour. 

Et puis j’ai vu, dans La Presse, une annonce publiée par le département de psychiatrie de l’Hôpital Royal Victoria qui cherchait des volontaires pour tester un nouveau médicament contre l’anxiété. J’ai bien sûr imaginé un médicament miracle, une victoire définitive de la recherche en pharmacologie contemporaine, la promesse d’une guérison immédiate et sans effort, et que disparaisse la vieille maladie mentale...  J’ai rempli et posté le coupon. C’était au même moment, exactement le même mois, où j’avais entrepris d’écrire mon histoire pour en faire, peut-être, un roman familial. Après plusieurs mois d’attente, j’ai reçu un appel pour rencontrer le psychiatre responsable du programme, qui m’a longuement questionné. « Faites-vous des rêves récurrents ? » J’ai raconté, comme ça, spontanément, qu’enfant, je rêvais souvent que j’étais monté sur des patins à roulettes et que je me promenais dans les rues de Québec. Je finissais toujours par perdre le contrôle des patins et je tombais invariablement dans une fente, une immense craquelure à même la rue. Je glissais dans le vide, un vide profond, sans fin. Il m’a répondu que la médication ne pouvait rien pour moi, qu’il me fallait entreprendre une psychanalyse, c’était ce qu’il y avait de mieux. « Lisez Les mots pour le dire, de Marie Cardinal. C’est le même chemin que vous devez entreprendre. » J’ai protesté, un peu, sur le coût de la psychanalyse, « le coût d’une maison. » Il a pris un papier, écrit le nom de Marie Cardinal : « c’est votre ordonnance. »  



Alors il y a eu le psychiatre, son bureau capitonné, ses chaises baroques, quelques étagères de livres avec les œuvres de Freud bien en évidence, psychiatre rencontré une fois par semaine, cinquante minutes par séance, l’écoute toujours interrompue par le téléphone, par la secrétaire, par l’infirmière qui exerçait des patients à la relaxation profonde. Pour lui, comme pour d’autres médecins spécialistes que j’ai vus par la suite, l’homosexualité était nécessairement une anomalie, sinon une pathologie fondant une personnalité narcissique. C’était là le diagnostic entendu, invariable, de sorte qu’il me tenait, sans cesse, des propos d’homme à homme présumé hétérosexuel en puissance, si du moins l’un des deux, le patient, arrivait à résoudre son Œdipe, à reconnaître la peur qu’il avait du désir de sa mère. « Vous ne savez pas la profondeur de la peur panique que peut soulever la crainte de relations sexuelles avec une femme, » m’a-t-il affirmé un jour. La possession du pénis, m’a-t-il encore dit, « est dangereuse parce qu’elle donne le pouvoir d’actualiser de mauvais projets, » par exemple de coucher avec sa mère et de redouter la vengeance du père. C’est durant les années où j’étais en cure avec lui que je suis devenu très malade, certain que j’avais plongé en pleine schizophrénie, au mieux que j’étais une personnalité borderline vraiment très, mais très limite... Lui me répondait que c’était là, encore une fois, l’expression d’un narcissisme caricatural qui se plaisait à me dire très malade, exceptionnellement malade, quand la réalité était que j’étais ordinairement malade. Et pourtant, au fur et à mesure que les années passaient, loin de me rétablir, je devenais de plus en plus terrifié, désorganisé, et les rêves que je lui racontais parlaient certes d’inceste, mais réalisé avec mon père, ou mon frère, ce qui ne laissait pas de surprendre, d’autant qu’ils laissaient carrément la mère séductrice de côté. Il a eu des doutes, les a exprimés, a souligné à dessein à quel point je lui étais soumis, « obséquieux, très, très gentil, au point que je pourrais disposer de vous. » Derrière ça, disait-il, se cachait une forte résistance, une crainte d’ailleurs justifiée : « quand on croit qu’on peut perdre à l’échange, on craint et on évite tout échange; l’échange lui-même. » Malgré tout, j’ai gardé la conviction, toujours, que le Docteur protégeait mon père et qu’il chargeait ma mère, « à qui je voulais absolument plaire. » C’était devenu sans issu, d’autant que s’il écoutait les rêves, le Docteur n’entendait pas l’inconscient.



J’ai lu, plusieurs années après qu’il m’ait été prescrit, Les mots pour le dire, de Marie Cardinal. C’était un dimanche, j’ai lu toute la soirée, toute la nuit qui a suivi, rigolant parfois, fasciné surtout par cette histoire et par ce livre universel, qui est devenu le livre le plus important, le plus signifiant de toute ma vie.

Toutes celles et ceux qui ont lu Les mots pour le dire se rappellent, j’en suis sûr, cette séance de psychanalyse où Marie Cardinal récupère un souvenir profondément refoulé de sa toute petite enfance, alors qu’elle faisait, accroupie, un pipi dans l’herbe, qu’elle se regardait faire et trouvait l’expérience excitante. Son père était derrière elle; il la filmait, la violait, violait ce moment d’intimité sexuelle. Elle s’était, en séance, rappelé cette agression, et du coup libérée d’une hallucination, un tuyau qui venait se greffer à son œil, hallucination qui la terrifiait et qui trouvait son origine dans le regard même de son père, prolongé par l’œil de la caméra qui la pénétrait. 

J’ai envié, j’envie encore la réussite exceptionnelle de son analyse. 

Le docteur qui m’avait prescrit la lecture de Marie Cardinal avait raison: je devais, moi aussi, entreprendre une psychanalyse.



Il y a donc eu, je l’ai raconté, l’appel d’urgence à Julien Bigras, et puis, tout de suite, le relais à François Peraldi, pendant quatre ans et deux mois, au rythme de quatre séances par semaine. Je suis encore nostalgique de lui, de lui, mais aussi de sa belle maison, rue Jeanne-Mance, du temps d’attente dans son salon, où je grillais une ou deux cigarettes, le temps qu’il vienne me chercher, sans prononcer un mot, seulement un signe de tête en direction de la petite pièce où se trouvait le divan. J’adorais cette attente, ces 10 ou 15 minutes qui précédaient la séance, où, forcément, je pénétrais pour de vrai dans le rapport personnel que j’allais avoir avec lui par la suite. Cette attente, ça a été en fait la première concrétisation du plaisir que j’ai eu d’être avec lui, chez lui, dans son intimité. Jamais je n’ai regardé qui allait se confier avant moi, qui me suivait : ça n’avait, avec le temps, aucune importance. Ne comptait que mon rapport avec lui, comme si je n’avais été que son seul patient. Cet égoïsme, je le sais maintenant, est essentiel à la psychanalyse, sinon, on ne dit rien, on ne rencontre personne, et surtout, on ne se rencontre certes pas soi-même. Quand tout récemment j’ai relu mes notes prises durant ces années, souvent écrites immédiatement après les séances, j’ai été surpris de constater à quel point il y avait une cohérence, une véritable analyse en progression, une histoire manifeste, et j’ai réalisé que Peraldi savait ce qui se jouait dans ma tête, qu’il me disait les choses clairement, et que si je comprenais mal, c’est qu’il y avait résistance, renforcée par l’angoisse quotidienne qui restait tenace. Ces séances, où tout d’un coup quelque chose de crucial se communiquait, restaient exceptionnelles. La plupart du temps, je restais silencieux plutôt que de répéter les mêmes symptômes, mais je me rappelle d’une séance de soir, en hiver, où j’ai regardé longtemps dehors par la porte-fenêtre donnant sur la cour, la balançoire couverte de neige, et la vue du centre-ville de Montréal, au loin, brouillée par la neige qui tombait lentement : j’étais bien, c’était doux, et j’ai délibérément gravé cette image dans ma mémoire, pour m’en rappeler le reste de ma vie.

Durant les derniers mois de sa vie, il persistait toujours et encore à me recevoir quatre fois par semaine, défiant sa mort prochaine, j’imagine, à laquelle, ça, j’en suis certain, il ne donnait aucune autre signification que la mort en elle-même — encore qu’il m’ait fait comprendre qu’elle pouvait être parfois désirée, érotisée, incarnée, comme c’était manifestement le cas dans certains de mes rêves. Peraldi était un humaniste au sens fort du terme, et à gauche, je l’ai compris — et entendu ! — quelques fois. Il a donc voulu faire ce qu’il a pu tant qu’il a vécu, croyant certainement jusqu’au dernier moment qu’il pouvait m’aider à vivre mieux, sans souffrance inutile, tout en amplifiant, dans le processus même de la « guérison » (un mot, je crois, qu’il n’aimait pas beaucoup), la libération du désir terrifié que j’avais des autres et l’envie timide que j'avais d’être un homme de justice et de bien. C’est avec lui, aussi, que j’ai compris le désastre qu’est la perversion du plaisir dans l’apprentissage de soi. Il me disait là-dessus qu’il m’était arrivé « quelque chose de terrible », expression qui est restée d’usage constant entre lui et moi. Quelque chose de terrible, oui, parce que ça pervertit la vie, la joie, le plaisir, le désir et la sexualité, l’amour et l’engagement social, et que ça structure des phobies qui paralysent la liberté et singent de la sagesse que ce qu’elle a en fait de morbide. Peraldi, je crois, ne distinguait pas la psychanalyse de la révolution, personnelle autant que sociale ; j’avais encore beaucoup à apprendre de lui là-dessus, à commencer par le courage, la responsabilité, et le goût du travail bien fait.

Vers la fin, je le voyais maigrir à vue d’œil, malgré la barbe qu’il s’était laissé pousser, et malgré le vaste poncho qui le recouvrait des épaules jusqu’aux pieds. Il n’en conservait pas moins son acuité, son écoute, sa franchise, et même la chaleur de son accueil. Mais je m’inquiétais, bien sûr, et c’est par le biais d’un rêve que je lui ai dit ce que je devinais de son état de santé, un rêve où j’avais vu une photo de moi adolescent, portant la barbe, imprimée dans un journal, présentée dans « un petit article encadré de noir ».  C’était en janvier 1993. « C’est de moi dont parle cet article. Cet article annonce ma mort. » J’ai immédiatement compris. J’étais un parfait idiot d’avoir révélé si innocemment la fin tragique qui s’annonçait. Je lui ai demandé ce qu’il avait : il m’a répondu que c’était « glandulaire », et c’en est resté là, parce que tout avait été dit, qu’il n’y avait plus d’échappatoire.

J’ai rencontré M. Péraldi, une dernière fois, un vendredi de février, à midi, la seule plage horaire qui n’avait jamais varié depuis le début de l’analyse. « Je ne vous verrai pas la semaine prochaine, je vais prendre un congé ». Il y avait sur la table, à gauche du divan, où je déposais parfois l’argent liquide avec lequel je payais les séances, mes cahiers de notes que je lui avais prêtés, à sa demande. La semaine suivante, il m’a rappelé pour me dire qu’il s’accordait une deuxième semaine de congé. Début mars, le 8 je crois, il m’a téléphoné pour m’annoncer que nous devions arrêter l’analyse, mais que peut-être en mai ou en juin... Je lui ai dit : « C’est une catastrophe pour vous et pour moi ». Il m’a répondu : « Venez me voir dans les jours qui viennent, vous savez où je demeure, évidemment. » Je regrette encore de ne pas l’avoir fait. Je l’aimais. Et il me proposait là de réaliser, avec lui, un geste de liberté à l’encontre de tous les interdits — et de ma banale timidité. J’ai raté quelque chose d’important, sacrifiant ma liberté et l’affection que j’avais pour lui à ma peur, toujours vive malgré tout, de toute intimité avec des représentations paternelles, et avec l’espèce humaine par filiation.

Un mardi matin, le 23 mars 1993, je recevais le coup de fil d’un homme m’annonçant la mort de François Peraldi, le dimanche précédent, en fin de journée. « Il a fait une liste des gens à appeler, votre nom était sur cette liste. Il n’y aura pas de funérailles. » C’était tout. Je me suis rendu au travail, comme d’habitude, et j’étais en classe l’après-midi de cette journée-là. Vivre ce deuil seul a été d’autant plus douloureux que je n’aie pu exprimer quelque reconnaissance que ce soit à ses proches. À lui-même, je n’avais jamais dit merci.



« Diriez-vous que vous découvrez le monde? » m'avait un jour demandé Peraldi — un jour de grande angoisse, où je regardais les gens, dans le métro, avec un regard aigu, scrutateur, comme si je m'excluais d’un spectacle étrange, que la vie ne me concernait pas, que j'échappais au destin des êtres vivants. M’introduire au monde, m’ouvrir aux autres, c’est sûrement là une des expériences les plus tangibles que j’ai acquises de la psychanalyse. Dans l’immédiat, cette fuite du repli narcissique avait été terrifiante. « Vous avez ressenti de l’angoisse parce que vous êtes sorti du cocon psychique qui « ennemise » les autres que vous découvrez progressivement, un peu effaré. L’inconscient a peur. Il a peur du changement. Il n’évalue pas correctement l’inconnu. » Sur l’importance exagérée que je m’accordais, sur l’habitude que j’avais de me placer au centre de tout, ce que m’avait fortement reproché le psychiatre, Peraldi m’avait dit que « c’était l’importance bien normale que s’accorde un petit enfant devant son père, ce qu’on ne vous a pas expliqué adéquatement. Si l’identification au père a été passionnelle, et sexuelle, l’importance que s’accordera le petit enfant sera considérable. » La vraie question devenait donc : « quand votre père vous a-t-il dit non ? » Situant le rôle de mon frère dans mon histoire, il m’avait dit : « Votre frère vous en a donné un, pénis, mais ça s’entend littéralement. Il le donne et il l’enlève, ce qui provoque le désir et l’attente, et fonde l’amour idéalisé, perçu comme salvateur. Lui pouvait vous apprendre, il s’y est finalement refusé. » Il m’a répété plusieurs fois qu’il « y avait un lien entre mon incapacité à me voir dans un miroir, mon incapacité à me voir en photo, et mon incapacité à me voir en une signature. Ce n’est pas de la dépersonnalisation, mais plutôt un fantasme d’invisibilité, sinon d’autisme. » Et lorsque vous signez, par exemple, un relevé de carte de crédit, « le simple fait qu’il y ait dédoublement de signature vous scinde, vous divise, et fait surgir l’Autre, celui qui a fait l’expérience de ce qui a été enkysté, et l’identifie; cet Autre a peur, se sent coupable, et tremble. Il est normal que vous ayez associé ça à de la schizophrénie. » Par ailleurs, et toujours dans la même logique, « le simple fait de vous mettre en couple vous scinde : l’autre devient l’Autre, et vous vous en dissociez. C’est plus fort que vous. C’est une réaction très ancienne, à une agression très réelle. L’autre, le partenaire, vous angoisse, comme un miroir, une photo, une signature. Il faut donc qu’il s’éloigne, que vous le fassiez disparaître. »



Quand Peraldi m’a téléphoné en but mars 1993, il m’a dit que quoi qu’il lui advienne, ma psychanalyse était très avancée. J’en doutais beaucoup. (Il avait pourtant raison.) Mais je ne voulais plus poursuivre avec un autre analyste. Je voulais désormais changer d’approche. Peu de temps après la mort de Peraldi, j’ai consulté une psychiatre – excellente, et qui connaissait Peraldi – pour la suite des choses. C’est elle qui m’a conseillé Thomas Lebeau, travailleur social, psychothérapeute, « un des meilleurs spécialistes des problématiques d’agressions sexuelles sur des enfants au Québec. » Je l’ai rencontré, la première fois, en octobre 1993. Exception faite de quelques éclipses, la plus importante allant de 1999 à 2002, j’allais le voir, lui et son épouse sexologue, avec qui il travaillait de pair, jusqu’à la toute veille de mes soixante ans.



Dès la première rencontre avec Thomas, j’ai déballé le cortège d’horreurs quotidiennes dont je souffrais encore, et raconté le détail de ce que mon frère m’avait précisé des gestes qu’il posait sur moi, des nuits où il venait me sucer, et forcer ma main, et pénétrer ma bouche, pendant que je « dormais », petit frère de six ans, secoué par des spasmes, gémissant quand c’était trop, mais pour le reste silencieux, objet pétrifié entièrement à sa merci. Ça me sortait comme une longue vomissure, avec toujours, cette urgence de me déprendre, et surtout de me souvenir, enfin, pour voir le monstre, le nommer, l’affronter, et en finir une fois pour toutes avec la folie. 

- Sais-tu ce que ça fait, Richard, sur le corps d’un enfant de subir ces violences ? Eh bien, c’est comme brancher une ampoule de 100 watts dans une prise 220. Le corps d’un enfant n’est pas fait pour survivre à des sensations aussi puissantes. Ce qui en résulte, ça s’appelle le stress post-traumatique. 

Immense, immense soulagement de ne pas être taxé d’une personnalité responsable de tout, quand la psychiatrie considère qu’il n’y a de vérité que dans le DSM. « Tu es une victime, Richard »; il ne s’agit pas de s’apitoyer sur soi, mais de prendre conscience que ce qui t’est arrivé ne t’appartient pas, n’est pas ton choix, n’a jamais été consenti. Tu ressens les mêmes symptômes que ceux des soldats qui reviennent de la guerre. » Thomas habitait et recevait ses clients à Rawdon, dans une magnifique maison construite au milieu d’une propriété immense, probablement une ancienne ferme d’élevage. J’ai dit ma réticence à prendre la route une fois par semaine, et me rendre chez lui, à Rawdon, pour une entrevue d’une heure, alors que ça m’en prendrait deux pour faire le voyage, aller-retour. « Bien, ça sera déjà de la thérapie, et t’aidera à vaincre ta phobie de l’auto. » J’ai fait ce trajet pendant près de 20 ans, jamais d’accident, mais des tempêtes de neige, du brouillard épais, quelques bris mécaniques, et même une inondation ! 

Avec Thomas, j’allais aborder l’expérience même de l’abus sexuel, de toutes les manières possibles, questionnaires, schémas, beaucoup d’écritures, et parce que j’affirmais avec force la nécessité de me souvenir du crime, (alors que Thomas doutait de cette nécessité), il m’a vite proposé de participer à une thérapie de groupe où lui serait également participant, comme thérapeute, et animateur d’un des groupes, et où je pourrais peut-être, en entendant les histoires des autres, me souvenir des détails décisifs de ma propre histoire.

Pendant la première année de la thérapie de groupe, nous n’étions qu’entre « adultes abusés sexuellement dans l’enfance » — c’est comme ça que ça se disait, pour désigner les adultes blessés et troublés que nous étions, tous, compagnes et compagnons pour qui je garde toujours une immense affection, une solidarité indéfectible. Un soir, Thomas, qui était un des deux psys à nous encadrer, et qui nous accompagnait dans notre démarche collective de guérison, affirma en prenant un certain risque : « Il est probable, en tout cas les études et l’expérience tendent à le démontrer, que l’abus sexuel fait plus de dommage aux petits garçons qu’aux petites filles, parce qu’il brise l’identité sexuelle du petit garçon. Parce que son corps a réagi, et que ça se voyait, ça installera chez lui une honte spécifiquement liée au doute quant à son appartenance sexuelle, honte qui s’ajoutera à celle de l’abus sexuel comme tel. » Il y avait, dans notre groupe d’une dizaine de personnes, six filles, mais quatre gars, dont un était en plein processus de réattribution de sexe. Il s’est mis à pleurer de tout son corps, il a pleuré pendant les deux heures trente de la séance de groupe, et quand il arrivait à prononcer un mot, un bout de phrase, c’était pour dénoncer son père, violemment, son père dont il se réjouissait du cancer qui le tuait, en le rongeant par où, disait-il, il avait violé son petit garçon et avait fait de lui l’être déchiré qu’il était. Je ne sais pas ce qu’il est advenu d’elle par la suite. J’espère qu’elle est maintenant une femme jouissant d’être attirante, en harmonie avec elle-même; j’espère qu’elle est amoureuse, qu’elle est baisée avec plaisir et bonheur, dans de nouveaux organes génitaux inviolés par son père ; j’espère qu’elle a fait totalement sienne l’identité sexuelle qu’elle a eu le courage d’assumer tout en sachant que la femme qu’elle voulait devenir corrigeait le désir incestueux de son père et les agressions qu’il avait commises.

J’ai découvert, pendant les deux années de la thérapie de groupe, que les symptômes qui m’humiliaient tant, dévoilés devant un groupe d’adultes ayant tous été violentés sexuellement à un moment de leur enfance ou de leur adolescence, participaient de révélateurs communs, que je pouvais me reconnaître dans les désordres émotifs vécus par d’autres personnes, hommes et femmes, et que je n’étais pas un fou, condamné à la terreur et à la solitude, terré dans mon coin. 

Il y avait cependant une pudeur à dire clairement les choses sexuelles, et comme il n’était pas question de violenter qui que ce soit, peu de participants ont décrit les agressions qu’ils avaient subies. J’ai appelé souvent à le faire, pourtant. J’ai raconté ce que je savais, de mon père, de mon frère surtout, quelques bribes de souvenirs qui me sont toujours restés, et ce que mon frère m’a dévoilé, bien sûr. Une jeune femme du groupe a elle aussi relaté, avec humour, les prises en chien de son père : « par en arrière, tu sais ce que c’est ? » Je n’en savais rien. Elle s’est alors lancée dans une description colorée, si longue, si insistante, qu’une intervenante a dû l’inviter à se retenir pour éviter qu’elle ne se blesse davantage. Un jeune homme, Français d’origine, et qui n’avait pas eu assez de l’océan Atlantique pour fuir l’horreur et s’isoler de sa famille, avait été, cas d’exception, abusé par sa mère. C’était un artiste remarquable, mais il était lui aussi très souffrant, et tordu comme les autres.

J’ai dit un jour que je n’avais plus que rarement des relations sexuelles, mais que si ça m’arrivait, je me stimulais toujours en utilisant des fantasmes incestueux, ceux qui me revenaient spontanément et que j’imaginais comme étant bel et bien vécus et ressentis, là, dans mon lit, substituant mon père ou mon frère à la personne réelle qui voulait simplement faire l’amour sans histoire. À ma grande surprise, c’était aussi l’expérience de la majorité des participants au groupe, peut-être même de tous. Une jeune femme, mère monoparentale, m’a confié, seul à seul, que je l’avais soulagée d’un énorme poids de culpabilité en parlant de ça :  elle se croyait singulièrement immorale, et perverse, parce qu’elle sollicitait elle aussi un vaste éventail de gestes remémorés, répétés de multiples fois par l’agresseur, son grand-père, pour provoquer la jouissance et donner une sensation excitante à ce qui se passait dans son lit. Je suis revenu sur ça, tout de suite, en séance privée, avec Thomas, qui m’a dit qu’on avait affaire là à une séquelle particulièrement nette de l’abus sexuel, qui avait longtemps fondé la certitude théorique de l’enfant séducteur, qui invente tout.



J’étais à la toute veille de prendre ma retraite quand j’ai vu Thomas pour la dernière fois. Je suis sans nouvelles depuis. J’imagine que lui et sa femme ont enfin pu détruire l’interminable dossier qu’ils avaient sur moi, du suivi effectué semaine après semaine, systématiquement. 

- Vous faites quoi, avec ça ? 

- Après cinq ans, ça nous sert à allumer le foyer ! 

Cette histoire racontée de si près, et notée, toujours, avec précision, est partie en fumée. Mais je me souviens. Je me souviens des épisodes de dépression sévère que Thomas a dû éponger. Je me souviens des explications détaillées de ce qu’étaient la dissociation et l’étouffement de la mémoire. Je me souviens du concept de dépersonnalisation comme moyen de me retirer des autres et de m’isoler dans ma bulle. Je me souviens du système familial qui soutient toujours l’abus sexuel. Je me rappelle encore m’être clairement fait expliquer qu’une personne, souvent agressée durant l’enfance, craindra d’être agressée durant toute sa vie. Un petit enfant survivant au désir incestueux, qu’il a connu beaucoup trop tôt dans sa vie, est voué, pour le restant de ses jours, à ne plus jamais concevoir le désir, ni le sien, ni celui, surtout, des autres, qu’il présume toujours inavouable. J’ai compris, tant bien que mal, mais j’ai compris que j’avais refoulé une rage extrêmement forte, et que c’était elle, aussi, qui me rendait si coupable, et si peu sociable. J’ai réalisé qu’il était inévitable que j’expérimente une confusion sexuelle considérable. J’ai enfin pris conscience, souvent, que les plaintes lamentables que je pouvais faire étaient psychosomatiques : c’est que la peur avait fait sa marque, aussi irrémédiablement que dans un fossile fabuleux. 



J’ai dit à mon conjoint que ce chapitre, d’abord titré « Thérapies », s’intitulerait finalement « Hurler sans fin ». Il m’a fait remarquer qu’il pourrait tout aussi bien s’appeler « Payer sans fin ». Ça m’a fait rire de bon cœur, mais à regarder les choses telles qu’elles n’ont cessé d’être, pendant si longtemps, ce titre ne serait pas si impertinent : et ce n’est pas une des moindres conséquences de l’agression sexuelle vécue durant l’enfance que de devoir payer sans fin, dès qu’on est en âge de ne plus supporter la souffrance, et de débourser des sommes considérables pour se donner le droit de parler — de se remettre un tant soit peu d’aplomb. 



Il n’y a pas de hasard à ce que le siècle de Freud soit aussi celui du chiffre, des sonars et du télescope Hubble, et qu’on explore l’univers comme s’il était l’espace inconscient de notre petit monde, qui ne garde de ses origines lointaines que des rêves de chutes abyssales, que des formations imaginaires fantastiques et parfois abominables. Que peut faire de la conscience et de la morale une nébuleuse qui n’est que mouvement, énergie, chaleur, trou noir, l’expression même du plaisir absolu, à la fois pulsion de vie et pulsion de mort ? Je sais bien que lorsque je regarde ces incroyables esquisses de notre univers, je regarde en fait, fasciné, une image de ce que je sais exister, l’inconscient, presque toujours inatteignable, longtemps indéchiffrable, refoulant tout en même temps l’innommable et l’exécrable, l’origine et la fin, la jouissance et la mort. Je sais bien que c’est mon regard qui leur donne un sens et se risque à y voir une parole signifiante, alors qu’il n’y a, pour l’inconscient du monde, pas de passeur, en tout cas pas encore.

Mots-clés: Victime d'agression sexuelle 

(Photo: 13 ans.)


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