Histoire de la honte - Chapitre Neuf - ÊTRE GROS DE SON PÈRE





C’est AS, un ancien conjoint, devenu par la suite un de mes meilleurs amis, qui allait m’offrir en cadeau, pour souligner les quinze années déjà passées de notre relation, un bouquin de François Peraldi, bouquin qui allait avoir un impact considérable, enfin libérateur, quant au fin fond des choses, quant à la conclusion de cette histoire interminable, qui a traversé ma vie. Je lui avais souvent parlé de Peraldi. Il savait l’importance qu’il avait eue dans ma vie. Tout juste avant de venir me rejoindre, chez moi, il était entré dans la librairie Le Parchemin. Il m’a raconté par la suite qu’il avait aussitôt vu sur une étagère La mort, Séminaire 1985-1988, (Montréal, Liber, 2010, 430 p. Coll. « Voix psychanalytiques »). « Incroyable que je trouve ça ! Voilà exactement ce qu’il faut que j’offre à Richard ! » Il a fait emballer le livre sur place, est arrivé chez moi absolument ravi. « Allez, développe-le ! » C’était le 23 mars 2011. J’ai été très surpris, renversé même qu’il m’offre un pareil cadeau. Je souhaitais ce bouquin, tant j’avais voulu lire Peraldi, entendre à nouveau sa voix, et espérer, comme me le suggéraient de nombreux rêves, que j’y trouverais une révélation, l’essentiel de ce qu’il me fallait enfin savoir pour me libérer de ce qui me tyrannisait depuis si longtemps — depuis dans la file d’attente d’une banque au Mexique, quand le petit menteur, le cachotier, l’homme à deux faces que j’étais s’était mis à paniquer grave qu’on le coince, qu’on l’accuse de vol et de faux, qu’on le révèle à lui-même et à tous, coupable d’un crime innommable, et qu’il devienne fou. J’avais rêvé souvent que Peraldi m’avait laissé une note expliquant le nœud de l’affaire, petit bout de papier caché dans un de ses livres de sa bibliothèque personnelle.  J’étais loin de me douter qu’en lisant La mort, je tomberais sur quelques pages qui allaient avoir un pouvoir rédempteur, et qu’enfin, comme me l’avait prédit Peraldi, « il ne me resterait un jour que le souvenir de ce qui m’avait terrifié, désormais sans affect particulier. »



Alors, j’ai lu, les yeux écarquillés, scrutant chaque page, chaque ligne. J’ai lu que « la psychanalyse est un acte de pensée. Cet acte, nous avons avancé qu’il se constitue à partir d’un oubli » de la singularité de sa propre histoire. (p.63) J’ai lu « que la psychanalyse a à voir essentiellement non pas avec des maladies, mais avec la souffrance de l’Homme, c’est à dire essentiellement avec la dimension tragique de son existence ». (p.129) J’ai lu quelques lignes troublantes, à propos de cette « thèse fondamentale si violemment contestée (...) que les fantaisies infantiles, qu’elles soient vœux de mort ou de séduction sexuelle, ont autant d’effets dans l’inconscient, sinon plus, que des traumatismes réels du même ordre ». (p.169) Cette thèse, je l’avais de fait fortement discutée et vivement contestée pendant ma propre analyse. J’ai lu, surtout, que l’enfant, au stade du miroir, « désire être le désir de la mère » (p.196), mais dans la singularité de mon histoire, l’enfant que j’ai été, au stade du miroir, a plutôt désiré être le désir du père, plus encore, et tragiquement, parce que les désirs de mon père allaient se révéler insupportables, et radicalement interdits, dès que des mots pour les dire pourraient être balbutiés, et que des représentations mentales pourraient en surgir. Cette expression, désir du désir, va en une nuit tout changer, tout éclaircir, et je me souviens m’être dit : « mais c’est la parole même de Peraldi, prononcée en 1988, tout juste quelques mois avant que j’entreprenne ma propre psychanalyse. Comment ne s’est-il pas souvenu de ce concept ? Pourquoi ne me l’a-t-il pas expliqué ? » C’est en relisant mes notes pour préparer ce récit que je me suis aperçu qu’il m’a dit et répété, en d’autres mots que ceux du bouquin, que le tout petit enfant que j’avais été avait essentiellement, fondamentalement, désiré incarner le désir de son père, auquel il s’est d’abord identifié, très tôt dans sa vie. C’est cette identification qui a engendré toutes le tentations, refoulées bien sûr, devenues totalement inconscientes, et toutes les angoisses bel et bien réelles que j’ai ressenties par la suite, tout au long de ma vie. Durant la toute dernière séance de psychanalyse, il m’avait répété, peut-être comme un legs essentiel : « Vous souffrez de votre identification à votre père. Tant que cela ne sera pas résolu, il y aura blocage, il y aura clivage. »

J’ai désiré être le désir de mon père, « un petit garçon tout petit », qui lui plaisait, qui l’excitait, son objet, chose venant de lui. « C’est moi qui donne la vie, » m’a-t-il dit un jour, ce qui semblait fonder des droits d’appropriation et de possession. Son garçon avait un petit corps désirable, et ce petit corps avait quelque chose à montrer. Comment résister ? Il y a eu jouissance, fusion avec le petit corps. J’étais, tout petit bébé, le désir de mon père, et dit autrement, j’étais gros de mon père, portant le fils, son fils, un petit garçon, comme modèle à venir, le fils qu’il a voulu, qu’il a fabriqué par la projection de ses propres fantasmes et par des gestes qu’il a esquissés, pourtant lourds de conséquences. Il y a eu excitation, il y a eu fébrilité. — des jeux de langue sur mon sexe de bébé, une main rapidement glissée sous ma couverture, une fellation à peine commencée qu’elle a été interrompue, une immixtion de nuit, dans ma chambre, absolument terrifiante, et venant de moi, quand j’étais petit enfant, un désir très net de coucher avec lui, de remplacer ma mère au lit, de devenir son conjoint entièrement disposé à se laisser faire. En m’identifiant à mon père, je me suis d’abord identifié au désir de mon père. Et puis est venue l’horreur, la rupture. À 5 ans, à Val Saint-Michel, en fantasmant un rapport sexuel avec mon père, et en me rappelant que c’était interdit même d’y penser, j’ai tenté d’avorter de moi-même, toujours vicieux malgré tout, et je me souviens très clairement me l’avoir formulé dans ces mots-là, tels quels. Je venais de prendre conscience que je portais en moi le désir de mon père, que je devais donner corps au désir de mon père. J’avais été, quand ce désir avait surgi du néant, en état de stupeur, et je redoutais de réaliser le crime sans nom, le crime même que mon père craignait tant pour lui-même tellement le châtiment, pensait-il, serait extrême, s’il devait aller au bout de son envie. Alors j’ai avorté de lui autant que je l’ai pu, je l’ai haï, j’ai souhaité sa mort, mais je suis resté l’avorton de mon père, longtemps le seul moyen de survivre et de rendre impossible tout désir tant il fallait que j’étouffe les siens, les désirs de mon père qui m’avaient si profondément pénétré, jusqu’à l’aliénation, jusqu’à la folie. 

En tout début d’analyse, Peraldi avait parlé d’un fantasme qui guérissait de tout et qui, peut-être, était celui de mon père : « avoir un fils, très petit, avec qui se réalise toute la sexualité, sans qu’il n’y ait plus besoin du reste du monde. » Que ce désir de mon père se soit concrétisé, pendant ma toute petite enfance, ne fait pas de doute. C’est par un contact sexuel, si minime soit-il, que mon père m’a engrossé de ses propres désirs. À l’âge que j’avais, quelque part entre six mois et deux ans, peut-être trois, j’ai vu mon père agiter sa langue sur mon pénis, comme si je le regardais faire dans un miroir ou dans un film, à la fois dissocié mais conscient qu’il s’agissait de mon corps. J’ai appris mon corps avec la sexualité de mon père. Je n’avais pas de mot pour le dire, mais le petit garçon tout petit que j’étais a quand même reconnu son père, il l’a vu, et son père le savait, et redoutait que son garçon le dise ou le montre, par un mimétisme spontané, irréfléchi. Le miroir est devenu terriblement inquiétant. Puis il y a eu un âge où le petit garçon a perdu les rondeurs de l’enfance, a perdu tout intérêt, « on se sait trop pourquoi, d’ailleurs », m’avait dit Peraldi, « quelque part quand la mère se met à être dégoûté par les fèces de l’enfant. » Alors mon père a lui aussi abandonné, et s’est imaginé que toute tendresse était de l’homosexualité potentielle, qu’il devait rejeter violemment.  

Dès lors, j’ai tout nié, en bloc. Très tôt, à l’âge de raison déjà, j’ai nié que je pouvais ressembler à mon père, j’ai nié que je pouvais avoir quelque affinité avec lui, j’ai nié que je pouvais avoir quelque trait de caractère commun avec lui, et j’ai même, quand il m’a fallu, comme tous les adolescents, me faire un nom, refusé de porter le sien. Si j’avais pu, c’est le nom de ma mère que j’aurais porté. Je ne suis donc pas devenu le fils adulte de mon père. Je ne suis pas devenu une vraie personne, construite et détachée, libre de ses désirs et jouissant de la vie, concrète et palpable. Je ne suis pas devenu un homme. Je suis devenu un être indéterminé, une pulsion, un hologramme, le désir accouché de mon père. Je suis devenu le désir excité et coupable de mon père, déterminé à le rester toute ma vie. Mais comme j’ai tenté d’avorter de moi-même, je n’ai été, au final, que l’avorton méprisable, et terriblement honteux, de mon père.



J’ai souhaité, bien sûr, que mon frère prenne la suite de mon père et me féconde à son tour, le grand frère magnifique, lui que je n’ai eu de cesse d’attendre, pour qu’il me rescape de mon père. Vers mes 9 ou 10 ans, et plus encore quand je suis arrivé à l’adolescence et que lui était désormais un homme fait, un adulte éclatant, près de se marier, je ne l’intéressais plus du tout, et c’est en faisant semblant de l’ignorer que je l’écoutais, qu’il continuait à m’imprégner de ses fantasmes et de ses envies. C’est ainsi que j’ai gardé toute ma vie le souvenir d’une conversation en fait banale, entre mon frère et mon père, qui montrait à quel point j’étais resté longtemps perméable à ce que tous deux souhaitaient, et ce qu’ils s’interdisaient. 

Il y avait à la télé une pub de carte de crédit, dans laquelle l’acteur disait qu’il n’en fallait qu’une seule, la bonne, et qu’il fallait s’en servir intelligemment. J’avais 13 ans, mon frère 19, mon père 48.

- C’est facile, disait mon frère, on a qu’à imiter une signature, et acheter ce qu’on veut, avec une carte de crédit volée.

- Non, impossible, une signature est éminemment personnelle, et personne ne peut l’imiter à la perfection. Le vendeur va toujours voir la fraude.

J’étais là, dans la même pièce qu’eux, devant la télé. Nous n’étions que nous trois. J’ai pensé : « ah non, pas ça aussi », voilà maintenant qu’il fallait désirer voler, devoir voler, être surveillé de près et relever le défi de voler. Ça m’est rentré dedans sans filtre, et j’ai pensé, pas même innocemment, que je devais m’identifier moi aussi à un désir de vol si je voulais avoir de la valeur, très exactement « du crédit », en fait être un homme tout comme l’était mon frère. Je n’ai jamais pensé, ce soir-là, à ma mère qui avait fait une tentative de vol, et m‘avait dit par la suite qu’elle était kleptomane. J’étais prisonnier des secrets de ma mère, mais ils ne m’ont pas réinventé. Ça lui appartenait, et sauf l’oubli qu’elle m’a appris, le silence qu’elle m’a imposé, je ne me suis pas identifié à ses fantasmes inconscients, je rêvais trop de mon père, puis de mon frère, la valeur absolue, la seule qui comptait vraiment, mon frère que je ne cessais d’aimer, d’espérer et d’attendre, mon frère qui m’avait violé et pénétré, devant qui je restais sans défense. Lui serait capable d’imiter, lui serait capable de voler, mais moi ? J’ai présumé qu’il me fallait cette perversion, que l’audace du voleur était un rite d’initiation, une voie de passage vers la virilité, une caractéristique majeure de l’homme, du mâle, de l’hétérosexuel, qu’il était obligatoirement nécessaire que je l’acquière. Elle m’a carrément envahi. Elle allait m’habiter longtemps. C’était la plus puissante identification à mon frère que j’aie faite, la seule qui allait durer.

J’avais dit un jour à Peraldi que j’avais « énormément de difficulté à m’accorder du crédit, autrement que sur le mode narcissique. En fait j’avais une peur terrible d’avoir du crédit. D’avoir une quelconque valeur. C’était comme la peur de métisser, si présente dans mes rêves : c’était la peur de reconnaître mon père ou mon frère en moi. »



J’ai gardé dans ma tête d’importants débris de mes deux ou trois ans. J’ai été troublé, puis terrorisé par ce qu’a été mon apprentissage au stade du miroir et j’ai encore du mal à me regarder, maintenant. Plusieurs amis m’ont dit leur surprise à saisir, un court moment, le regard haineux que je me lance lorsque je vois mon reflet dans un miroir. C’était exactement ça, ce qu’on appelait la phobie de signature, le blocage auquel je me heurtais lorsque je contresignais un chèque ou un bordereau de carte de crédit, et que j’angoissais à la limite du supportable : je regardais la seconde signature comme un reflet de la première, comme si la deuxième signature devait être la copie-miroir parfaite de la première, impossible à voir sans peur et sans haine, impossible d’ailleurs à réaliser. Mais même exécutée parfaitement, l’inquiétude restait, parce que je m’imaginais montrer quelque chose de scandaleux, d’immensément pervers, de violemment interdit, le désir de vol (et d’audace) de mon frère, mais surtout le désir de mon père imprégné dans chacune de mes cellules, le désir qu’il avait d’une sexualité avec un petit garçon tout petit, ce quelque chose dont j’avais voulu avorter pour m’en dégager à tout prix. En ayant eu de la difficulté à me faire une signature, à me voir dans une signature, à me reconnaître dans une signature, à la montrer, pas étonnant que j’aie développé une transe effroyable à devoir doubler ma signature, à en faire une copie parfaite, comme seul un miroir sait le faire. Pas étonnant non plus qu’il m’ait été si longtemps impossible de me voir dans le regard de l’autre scrutant ma signature, ou dans la photographie à laisser prendre, ou dans le fait même de simplement nommer une personne, de l’éveiller, de la rendre consciente des intentions sexuelles que j’ai à son égard et de provoquer sa rage meurtrière. J’avais rêvé, du temps de la psychanalyse, qu’une femme — ma mère ? — « m’encourageait à me regarder dans le miroir pour trouver, me rappeler, comprendre, comprendre enfin. » Peu de rêves m’ont dit aussi vrai.



Cette nuit-là de mars 2011, où j’ai appris, enfin, les mots exacts pour dire le cœur même de mon histoire, je n’ai pas dormi de la nuit, mais beaucoup écrit, et j’ai eu l’impression, fondée, que je mettais enfin un terme à cette histoire personnelle que j’avais entrepris d’écrire il y avait bien longtemps, pour enfin la conclure. 



C’est autour de la cinquantaine que la trajectoire de vie de mon père s’est mise à fléchir, sérieusement. J’avais encore 13 ou 14 ans quand la maladie mentale a commencé à l’affecter, et que toute sa vie a pris une tournure poignante. Il avait été le seul de son équipe de travail à ne pas avoir obtenu une promotion – sans, non plus, le salaire qui aurait suivi. Il s’est mis à s’enfermer, soir après soir, seul dans le salon plongé dans le noir. Il parlait de moins en moins, devenait moins habile, faisait des erreurs de jugement considérables. Il avait parfois des explosions de rage démesurées, ne supportait plus aucune frustration.  C’est à cette époque que ma mère nous avait demandé de l’appeler le boss, sans que lui-même ne prenne jamais ça au sérieux. Il était nettement suicidaire, et je me suis mis à avoir peur de lui, peur de sa pulsion de mort, crainte qu’il me tue, en auto, quand sa détresse devenait évidente, et que je voyageais seul à seul avec lui, l’été, entre l’ile d’Orléans et Québec. L’auto était la chose de mon père. Il y tenait par-dessus tout. C’était l’incarnation ultime de sa capacité d’homme. Alors j’ai fait le choix inverse au sien, bien sûr, et j’ai refusé de partager ce plaisir immense qu’avait mon père avec sa voiture, pour éviter évidemment toute proximité physique et sexuelle avec lui, mais surtout, pour résister à son envie de mort qui risquait de se transmettre, ça aussi. Résistance inutile, je me suis mis à avoir peur de me tuer en auto, ou de tuer quelqu’un d’autre. J’ai rapidement prêté l’intention de tuer à tous les hommes, auxquels je m’identifiais malgré tout, comme je n’avais jamais eu de cesse de m’identifier à mon père. Il m'habitait, j’étais terrorisé par ce qu’il m’obligeait à ressentir, à faire. À l’adolescence, être gros de mon père s’est traduit par la crainte d’être l’envoyé en mission de mon père, de l’entendre me dire « vas-y à ma place », ordre auquel mon père m’aurait contraint, quand il avait ses accès de rage et qu’il cherchait un allié contre qui que ce soit qu’il percevait comme un agresseur, en particulier contre sa précieuse voiture. Je vivais ça comme une crainte permanente. Je me suis bien trompé quand j’ai pensé que fuir le domicile familial allait me libérer de cet héritage épouvantable. Je suis resté marqué à vie par ses désirs, ses fantasmes, sa propre honte, sa jalousie, sa rage, sa vie secrète, ses rapports aux autres. L’amnésie sur des évènements réels de ma petite enfance a renforcé, j’en suis sûr, la puissance agissante de ce qui a été capté ensuite par l’inconscient. J’étais bel et bien le fils de mon père.



Il y a un cri profond en moi, qui pourrait s’entendre comme : « Non! Ce n'est pas moi! » J’avais déjà crié, vers 5 ou 6 ans, quelque chose de semblable à ma mère quand j’avais cru qu’une dame, la mère de mon meilleur ami, avait appelé chez nous pour dénoncer ma perversité, l’envie très réelle que j’avais eue d’avoir avec son fiston une relation sexuelle dans la salle de bains, chez lui, plutôt que de jouer aux camions. Je voudrais m'enlever quelque chose de la tête, l'enracinement quasi physique de la gêne et de la honte de la sexualité de mon père que je porte en héritage. J’ai eu toute ma vie le puissant fantasme de vouloir tout recommencer, sans lui. À considérer les choses telles qu’elles furent, telles qu’elles n’ont jamais cessé d’être, mon père et mon frère m'ont enlevé tout droit d’être un homme parmi les hommes, à le désirer, et à m'intégrer parmi eux de façon normale — je veux dire, libre, libre d’être moi-même et de laisser mon corps se développer sans subir de contraintes follement inhibantes. C’est de ça, de ça précisément dont j’ai essayé de guérir.



Un petit enfant survivant au désir incestueux, qu’il a connu beaucoup trop tôt dans sa vie, est voué, pour le restant de ses jours, à ne plus jamais clairement comprendre le désir, ni le sien, ni celui, surtout, des autres, qu’il présume toujours inavouables. Un enfant survivant d’inceste est voué à ne jamais entrer sainement dans le désir de quelqu’un, sans qu’il ne ressente l’approche comme extrêmement violente et menaçante. C’est là, je pense, la séquelle la plus difficile à vivre, la plus oppressante, et la plus morbide. Avant que je ne m’y arrête et que je fouille, je n’avais rien à dire de cette peur pire que pire, sans nom, une peur de tout petit enfant qui n’a que peu de mots, qui ne sait pas se situer, qui se sait totalement dépendant, mais qui a compris, alors là parfaitement, le châtiment inconcevable qui allait s’abattre sur lui et l’anéantir s’il parlait, ou s’il mettait en scène ce qui s’était passé. À vie, l’enfant, le garçon, le jeune homme, l’homme se demanderont, avec terreur, ce qu’est le vrai désir de toutes les personnes qu’ils rencontreront, dès que l’impondérable sera propice aux échanges, même indifférents, même banals. À vie, l’enfant, l’homme, s’affoleront à l’idée qu’on s’aperçoive qu’ils sont, toujours, dans l’entièreté de leur personne, un désir qui peut choquer, et ce, même s’ils ont la saine lucidité de se voir tels qu’ils sont, parfois moches, vieux, chauves, disgracieux. À vie, surtout, ils ne cesseront de s’inquiéter du désir des autres, à tous coups incompris, toujours perçu comme dangereux, et ne sauront donc jamais comment réagir. On dira d’eux qu’ils sont « étranges », « bizarres », « antisociaux » et peu attirants. Et on souhaitera, comme dans le mauvais rêve que je faisais à répétition quand j’étais enfant, qu’ils se « marient » avec eux-mêmes, s’isolent et disparaissent de la vue. Ce n’est plus le renferment des fous; mais c’est au moins un bon débarras. Je suis incapable de me regarder dans ma signature, je me hais quand je me vois dans un miroir. Tout se passe comme si l’Autre, les deux bébés du fameux rêve, deux bébés qui ne font qu’un seul, c’était moi, enfoui et refoulé, mais tout de même moi. J’ai la crainte violente que le bébé parle, en fait montre ce qui s’est passé. Je me sens à la fois le criminel qui a abusé de ces bébés, et les bébés eux-mêmes. Il y a de quoi devenir fou.



En 2011, mais plus encore en écrivant mon histoire, j’ai réalisé à quel point je suis double, comme tout le monde en fait, je suis double de ce que je suis et de ce que je porte en bagage inconscient. Je suis double, d’abord d’un moi peureux, anxieux, au surmoi écrasant, sans cesse excité, à la sexualité toujours fébrile, mais ne pouvant la vivre pleinement que dans le plaisir solitaire et dans l’imaginaire; et puis il y a l’inconscient, que je connais mieux maintenant, parce que j’en ai percé la couche protectrice, comme un miroir que j’aurais traversé, comme la surface d’un lac que j’aurais si facilement pénétré, pour y voir clairement, en profondeur. Cet inconscient est polysexualisé, éclaté, pervers, très informé de la chose, et porte une culpabilité innommable, parce qu’infantile, culpabilité qui alimente toutes mes angoisses, toutes mes phobies. L’inconscient est partiellement mis à jour, désormais; un fragment signifiant, du moins, celui qui faisait de mon destin une aventure tragique. Alors, j’ai pu me raconter, et raconter mon père, mon frère et ma mère à partir de ce qui m’a imprégné et de ce qui a été refoulé. Je suis double, je ne cesserai jamais de l’être, mais il y aura peut-être — sûrement — un travail de réconciliation, de fusion, lente, mais irréversible, qui se fera dans la dernière partie de ma vie. C’est déjà amorcé, et très bien amorcé.

(Photo prise du «petit garçon tout petit», à sa première année.)


Mots-clés: Victime d'agression sexuelle 




(AS m'offre en cadeau La mort, Séminaire 1985-1988 de François Peraldi. C'était le 23 mars 2011.)


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