Histoire de la honte - Chapitre Sept - SURVIE

Comment ne pas me rappeler, alors que je ne me souvenais de rien, au jour le jour, des agressions sexuelles, — de l’attirance sexuelle de mon père pour un petit garçon tout petit, de la tentation qu’il a eue de gestes furtifs, des violences sexuelles parfois considérables perpétrées par mon frère, — comment ne pas me rappeler à quel point j’ai eu peur quand j’étais jeune, fils et frère cadet, tout le temps, tous les jours, pendant des années, jusqu’au tournant de la vingtaine, et que je quitte (enfin) le domicile familial ? À quel point j’ai souhaité que la mort de mon père et l’éloignement de mon frère puissent m’assurer de m’épanouir enfin normalement, d’avoir un authentique corps d’homme et d’être capable de me battre, (de me protéger), de me donner une nouvelle identité, un nouveau départ, et du bonheur, enfin ? À quel point, pourtant, j’ai eu, enfant, adulte tout autant, la peur de toucher et d’être touché ? J’étais rigide comme une statue, froid, distant, hautain, mâchoire serrée, le corps douloureux, les migraines violentes. Il m’arrive encore de sursauter, avec un relent de haine, à de simples gestes de tendresse, même si je me suis débarrassé depuis belle lurette d’une représentation absurde, immensément machiste de la virilité, mais qui n’a été, pendant longtemps, que ma seule référence sexuelle. La dissociation, me disait Peraldi, le 12 janvier 1991, a été une pratique de survie douloureuse, mais essentielle; « elle a permis que par exemple vous soyez capable d’aller à l’école et plus tard d’exercer votre métier de professeur. C’est ça, une dissociation, un clivage, c’est un verrou qui permet de survivre et de fonctionner, c’est à ça que ça sert. » 

Je me souviens cependant avoir rêvé souvent, quand j’étais enfant ou adolescent, que je savais voler, et qu’en plaçant mes bras repliés le long de mon corps, comme les ailes d’un oiseau, je pouvais les déployer et monter très haut dans le ciel, puis flotter au-dessus du monde en toute sécurité, rêve de toute-puissance par excellence, mais rêve de dissociation et de fuite, surtout. J’ai rêvé plusieurs fois que je me perdais dans le Grand Nord, et que j’y cachais un cadavre dans la neige pour le conserver, et sans doute le réveiller un jour, sans que j’associe cette possibilité de résurrection à quelque condition précise que ce soit, si ce n’est un fantasme inconscient de survie. J’ai eu très peur, peur au point de retarder l’endormissement, de rester paralysé, le corps complètement rigidifié, enfermé à jamais en moi-même, mais conscient, incapable désormais de communiquer avec le monde extérieur, condamné à durer, comme ça, éternellement. J’ai rêvé que je demandais à une infirmière de venir régulièrement dans ma chambre, la nuit, pour empêcher la raideur de me tétaniser pendant mon sommeil et de m’emprisonner en moi-même, dans la plus effroyable des solitudes.  Durant l’analyse, encore, j’ai rêvé que j’étais pétrifié, incapable de bouger, de parler. Quelqu’un, un homme, entrait dans ma chambre et me disait : « Alors comme ça, on a l’intention de parler ? » J’ai surtout rêvé à maintes reprises que j’étais décapité, une tête sans corps toujours vivante, mais qui voyait, enfin, qui pouvait parler, qui souriait. Je m’apercevais avec soulagement que je n’étais pas mon corps, que je m’étais plutôt réfugié dans le tréfonds de ma tête, que je réussissais à me séparer de l’image réfléchie de ce corps. Enfant, quand aucune stratégie de dissociation n’arrivait à me tranquilliser, je trouvais comme solution finale de prier Dieu, intensément, de provoquer la fin du monde, que ce serait là la plus fantastique des libérations. C’est que la réalité était accablante : ma pensée était accaparée, souvent à plein temps, pour simplement survivre et durer, contrôler et cacher l’angoisse, prolonger le temps et l’existence, éviter le suicide, et me créer, par des rêves éveillés, une existence différente, pour m’y réfugier, longtemps, la nuit, engourdi par le sommeil en attente. 

Je n’ai jamais perdu l’habitude de me séparer de moi-même, de me contracter hors de la réalité; c’est devenu avec le temps un réflexe, embêtant quand il faut socialiser et qu’on est jugé sur sa performance, ou qu’on doit trouver sa route alors que l’automobile que l’on conduit roule trop vite dans un environnement sans repères immédiatement reconnaissables. J’ai encore tendance à ne pas m’approcher des gens, et surtout, à ne pas les regarder — ou, ce qui revient au même, à les regarder avec insistance en me croyant dissimulé, protégé de l’observation des autres. Ça m’a valu, bien des fois, de passer pour bizarre. Dans un bar de rencontres, me disait mon copain actuel, — mon vrai et authentique conjoint, — je me confondais avec les murs, je disparaissais. 



Je me suis longtemps demandé, et j’ai demandé à François Peraldi, et j’ai demandé plus tard à Thomas Lebeau – psychothérapeute qui s’est spécialisé dans les problématiques d’abus sexuel sur les enfants, que j’ai consulté longtemps, longtemps après la mort de Peraldi : « comment, mais comment expliquer qu’un petit garçon, si souvent violé, et si violemment abusé, ait pu se taire à ce point, jusqu’à ne rien se souvenir, » sauf la honte de lui-même, tenue dans le silence ? C’était poser la question troublante, et presque invraisemblable, de la dissociation poussée jusqu’à l’extrême, de l’amnésie post-traumatique complète, sans que rien, semble-t-il, n’ait rempli le vide, laissant place à un trou béant, profond, menaçant toujours de m’absorber... Toutes les réponses étaient possibles, bien sûr, et selon les circonstances, telle ou telle allait de soi : la nécessaire survie physique et psychique qui exigeait « l'oubli », la dissociation naturelle qui abandonne le corps au violeur sans rien ne voir ni ressentir, les menaces précises, efficaces parce que bien ciblées, de telle sorte qu’elles installent une terreur insensée en lieu et place des souvenirs. Peraldi avait parlé plus d’une fois d’expériences terrifiantes dont le souvenir avait été refoulé, enkysté, renforçant l’impression tenace qu’il ne se passait absolument rien, sauf l’enfant fou laissé à lui-même. Quand j’étais un petit bonhomme qui allait et revenait de l’école, je me sentais mouillé, souillé, dégoûté de moi-même, écœuré par la salive et par l’urine, effrayé par les taches visqueuses et blanchâtres qu’on trouvait partout et que j’évitais — que j’évite encore — de toucher; j’avais une sensation très vive de saleté collée à la peau que je ne savais pas m’enlever, que personne ne m’enlevait. J’étais malpropre. J’étais pollué. J’ai eu l’impression de devenir répugnant, de faire honte, d’être désormais ignoré et marginalisé. J’étais un enfant poreux, sûr d’être vicieux, sûr d’être l’objet de la détestation de tous, et sûr d’être seul au monde de son espèce.

Alors j’ai fait le malade. Dès l’école élémentaire, des dizaines de fois, je me suis inventé un mal de cœur — ça fonctionnait toujours, cette peur qu’avaient les enseignants que l’élève vomisse en classe ! — et je retournais chez moi, ma mère exaspérée par cet enfant sans cesse malade, sans que jamais elle ne s’interroge sur ce qui ne tournait pas rond dans sa vie pour qu’il se plaigne si souvent. Quand on est malade, on se couche, en plein jour; je calculais le soulagement gagné sur le temps, une de moins, de ces journées si souvent angoissantes. J’étais vraiment malade, bien sûr, mais pas du mal de cœur que je prétendais. J’évitais un danger imaginaire, et puis, les années passant, l’insécurité s’est concrétisée dans les cours d’éducation physique, qui me faisaient horreur. Mauvais souvenir, mais souvenir bien réel, celui-là, que ce programme d’activités physiques imposé, et valorisé par les meilleurs spécimens de robustesse parce qu’il y avait leurs contraires si parfaitement désolants, les malhabiles et les pas bons, rien à faire pour eux que de s’en moquer. Tourment sans nom que de devoir exiger de mon corps, source de toutes les hontes, une habileté si éminemment sexuée, impossible à manifester parce que bloquée dans un lit d’enfant où il se passait des choses innommables et du reste raturées comme autant de lésions faites à mon cerveau. Supplice infernal que de devoir me déshabiller et me changer parmi d’autres, et devoir supporter le regard du prof évaluant ma performance, un Cro-Magnon, qui n’attendait que l’occasion de s’abattre sur un incapable, privilégiant la plupart du temps un gros comme victime, un adolescent qui n’y était pour rien, dans le fait d’être gros, pas plus que j’y étais pour quelque chose dans la haine que je ressentais pour mon propre corps sans blessure visible, et pourtant si profondément meurtri, et qui n’avait pas besoin, en prime, d’être insulté gratuitement. « Mens sana in corpore sano, » avait beuglé le primitif dès le premier cours, mais comme ça sonnait telle une menace, et presque un diktat fasciste, la sagesse latine a eu comme effet, sur moi, de séquestrer plus radicalement que jamais mon corps, fracture qu’il m’a fallu des années à colmater. On ne recolle pas si facilement la tête après la décapitation.

J’ai appris à fuir, très tôt, dans des fantasmes de toute-puissance, des rêves éveillés où je me refaisais une santé et une force, une existence sans peur et sans reproche — l’expression, éculée, est parfaitement justifiée ici. J’ai fugué aussi très, très souvent, sans jamais m’être fait prendre, alors qu’au Petit Séminaire, la surveillance faite par les prêtres était intensive, quasi paranoïaque quand il s’agissait, pour les réfractaires, d’éviter la messe obligatoire du midi. (Il y avait un prêtre, professeur d’arts, qui disait la messe en une quinzaine de minutes à peine, un vrai bonheur. Je n’avais pas à fuguer ces journées-là, la liberté venait bien assez vite.) Je lisais beaucoup, de plus en plus, n’importe quoi, le dictionnaire des noms propres, par exemple, que j’ai passé des heures à éplucher. Mon père avait acheté quelques tomes des Histoires d’amour de l’histoire de France, qu’il ne lisait pas; je me suis mis à les dévorer, passionnément, prenant là-dedans un goût pour l’Histoire qui n’allait plus me lâcher, découvrant le personnage de Napoléon, plutôt bonhomme, aimant les femmes et les siens, fabuleusement énergique, puisant d’innombrables ressources en lui seul, dominant sa fratrie, « l’Empereur » qui ne connaissait rien d’impossible, et dont l’auteur, Guy Breton, disait qu’il était, détail essentiel, le plus grand homme de tous les temps. Je me suis littéralement réfugié en lui, probablement comme bien d’autres exaltés depuis deux siècles, rêvant d’une puissance réparatrice capable de défier et de vaincre, plusieurs fois, sa pulsion de mort. Napoléon allait rester, pour toute ma vie, un lieu sûr indispensable, la façon la plus simple de fuir et de me venger.

*

Dès l’école secondaire, j’ai pris conscience que je ne voulais pas de mon patronyme, que je ne voulais pas d’une identité dangereuse qui me venait de mon père, qui me faisait honte et m’obligeait à faire quelque chose si je devais l’accepter et le faire mien. Quand je me présentais, je disais par cœur deux mots sans racine, Richard Patry, deux mots sans appartenance, et qui m’humiliaient — qui m’embarrassent encore maintenant. Adolescent, j’avais l’impression de mentir quand je disais mon nom ; ce n’était pas moi qui m’appelais ainsi, c’était un autre, et c’était cet autre qui faisait des saloperies ; ce nom, c’était et c’est toujours une bizarrerie quand je le vois sur papier, un nom qu’on doit cacher, et ne jamais prononcer, un nom dont je ne me suis longtemps servi qu’en me mettant en grand danger. C’est par là d’abord, par ce que j’ai appelé par erreur la phobie de signature, mais qui était en fait la prise de conscience poignante que mon nom de famille m’était étranger, que je l’utilisais malgré moi, comme un fraudeur, que la fissure s’est faite dans ma carapace ; c’est par ce biais que s’est manifestée, au grand jour, l’amnésie post-traumatique et ce qu’elle camouflait. François Péraldi voyait juste quand il me disait, me répétait  que le problème, « c’est le nom de votre père qui est aussi le vôtre, », « votre signature, c’est votre sexe, que voulez-vous que ça soit d’autre », « votre sexe, c’est ce que vous et votre père faites avec ». Il avait pris, une fois, un malin plaisir, sourire en coin, à regarder longuement ma signature. Il m’obligeait à admettre ma filiation, à regarder vraiment mon nom, mon corps, et à me souvenir que j’avais déjà aimé mon père, que j’avais déjà, tout petit, regardé avec excitation sa propre signature.

Quoi qu’il en soit, à l’école, personne n'avait envie d'être comme moi, de s'associer à moi, d'être ami avec moi, d’être contaminé par moi. J’ai longtemps pensé que pour me faire des amis, il fallait que je les trompe toujours un peu, que j'usurpe leur confiance, et que j’abuse de leur fidélité.



Un temps, vers mes 10 ans, j’ai très réellement souhaité être kidnappé et violé — choisi et privilégié. Je me suis plusieurs fois évadé de la petite école primaire, rue Saint-Stanislas, à Québec, pour me rendre aux alentours du château Frontenac et espérer qu’un monsieur me remarque et veuille bien de mon corps pour le faire jouir. C’était l’époque des crimes sordides de Léopold Dion, qui ont eu un retentissement énorme dans le Québec d’alors, jusqu’à vouloir canoniser au plus vite les quatre petites victimes des viols et des meurtres que Dion avait commis sur des garçons de mon âge, des enfants d’une dizaine d’années. À la maison, mon père avait acheté l’exemplaire du journal Allô Police qui donnait un tas de détails scabreux – excitants – sur les gestes sexuels de Dion, mais rien, ou à peu près, sur la manière qu’ils avaient été tués. C’était le sexe qui était intéressant. Je lisais les articles en cachette, personne ne devait savoir qu’ils me stimulaient et me redonnaient vie, et je comprenais tout, c’était quand même incroyable, je comprenais tout des gestes de Dion, alors que j’étais par ailleurs complètement ignorant de toute pratique sexuelle et de ce qu’était l’orgasme comme tel. J’étais bouleversé, attiré par le meurtre même de ces garçons, terriblement interpelé par les caresses qu’ils avaient eu la chance de recevoir. Un petit garçon enlevé, séduit, aimé, quelle chance ! Pourquoi pas moi, pour une fois, enfin ? Le fait est que j’aurais aimé, vraiment beaucoup, être un des quatre petits garçons. Un amour isolé, asocial, qui fixe à jamais l’enfant dans l’enfance et la dépendance, protégé et retiré du monde. L’affaire Dion, et les puissants fantasmes qu’elle a provoqués dans ma tête d’enfant glissant vers l’adolescence, ont servi de redoutable substitut à l’amnésie traumatique; ils ont rempli le trou béant laissé dans ma mémoire et m’ont créé, pour longtemps, des souvenirs de remplacement. D’une certaine manière, la dissociation en regard des évènements réels de ma petite enfance était désormais complétée. 



Je savais déjà par l’abbé T qu’à la puberté mon corps changerait, qu’il y aurait les « raidissements », des « pollutions nocturnes », des taches « comme des croutes », que ma mère verrait ces saletés et qu’elle laverait les draps sans poser de question. Je ne m’en suis pas inquiété jusqu’à ce qu’un matin, j’avais 14 ans, je découvre que des poils avaient poussé (en une seule nuit ?) au bas-ventre, drus, foncés, frisottés, transformant radicalement ce qui avait piqué ma curiosité si longtemps, ce sexe d’enfant que j’avais associé au seul désir sexuel possible. J’ai été surpris, horrifié de voir ces poils, et je me suis empressé de les couper, tout en m’inquiétant que ça ne repousse jamais, et qu’une personne puisse un jour deviner la manœuvre et mes raisons — totalement inconscientes. J’allais devenir un homme, ce qui voulait dire avoir des érections, de la barbe, de la pilosité partout sur le corps. La barbe, surtout, m’effrayait, parce que ça poussait en plein visage, qu’il fallait la raser, que j’avais besoin de mon père pour apprendre à le faire, et que ça impliquait, fatalement, un rapprochement avec lui, à demi nu, côte à côte, dans la salle de bains. Perspective insupportable, radicalement inenvisageable : tout mon corps ainsi livré à la curiosité sexuelle de mon père, impossible. Alors je me suis mis à bourrer, nuit après nuit, mon slip de papiers-mouchoirs, pour que si je devais éjaculer, malgré moi, qu’au moins ça ne laisse aucune trace. J’ai espéré ne jamais avoir de barbe, mais en cachette, je me suis acheté un rasoir électrique, au cas où il faudrait bien faire disparaître cette salissure, discrètement, ni vue ni connue. J'ai supplié Dieu de ne pas me faire bander. Je voulais être un homme, mais que ça ne se sache pas, que ça ne se voit pas. Comment maintenir la dissociation d’avec ce corps, alors qu’il devenait plus visible que jamais, et le lieu de contact terrifiant avec la réalité ? Mon maudit corps, cette maudite prison hideuse que j’ai dû endurer, ce corps trop maigre, trop laid, et qui se révélait maintenant dans toute sa nudité comme un corps d’homme décevant, squelette ambulant, avec de ridicules prétentions sexuelles, de quoi rigoler tristement. Peraldi m’avait déjà dit qu’il était possible, oui, de retarder considérablement, et même de bloquer la transformation du corps, d’entraver l’évolution vers les caractères mâles — la barbe, par exemple, — et d’empêcher l’expansion vitale du corps. Le fait est que je n’ai pas eu de barbe, visible et sentie, avant 22 ou 23 ans, que je n’ai jamais su la raser autrement qu’avec un instrument électrique qui ne nécessite aucun apprentissage. « Vous ne vouliez pas être vu en situation d’excitation sexuelle, » voilà pourquoi vous avez opprimé votre corps d’homme. C’est la dernière chose que Péraldi m’ait dite, le vendredi 26 février 1993. C’était ma dernière séance. La psychanalyse s’est arrêtée brutalement sur ce constat. 



Quand je suis devenu très « malade », que je suis tombé en morceaux, et que j’ai eu à jouer péniblement, et sans talent, un personnage effrité, aux contours très flous, j’ai eu besoin d’écrire et de parler, sans cesse, toujours à reprendre le fil des évènements passés, à chercher à leur donner un sens crédible, émancipateur. Ce n’était guère chose facile, parce que je me butais sur l’amnésie — la dissociation, la décapitation — qui m’avait vidé le cerveau, et l’avait privé de ce que mon propre corps aurait pu lui apprendre des souvenirs autrement perdus. Mon œil surtout s’est déconnecté. Il est devenu un organe rudimentaire, insensible, automatique, un organe captateur de choses inertes ou insignifiantes, programmé pour que, devant le danger, il s’aveugle de lui-même et ne voie plus rien des repères essentiels, que le noir ou le chaos. D’où mon étonnement, lorsque j’ai commencé l’analyse, devant le surgissement de rêves visuellement magnifiques, bourrés d’une imagination flamboyante que je ne me connaissais absolument pas, des rêves d’une incroyable inventivité; les souvenirs enfouis ont commencé à émerger et à se raconter dans une série de petits films d’une grande beauté, d’un grand talent. Inconsciemment, je savais raconter en transposant, c’était quand même extraordinaire ! Un jour, j’avais 16 ou 17 ans, le psychologue du Petit Séminaire de Québec où je faisais mes études collégiales m’avait dit, d’un test qu’il m’avait fait passer : « il y a, chez toi, un immense pouvoir créateur qui n’a pas trouvé sa voie d’expression. » Mais pour pouvoir concevoir et créer, il faut se sentir libre de voir, et d’intégrer ce que l’on voit, avec le moins de censure possible. Sinon le désir de créer s’atrophie à force de se suspecter ; l’image de soi se dissout du même coup. Ça devient impossible d’imaginer, et il en faut du temps pour simplement apprendre à associer, ou à voir ce qui devrait surgir avec la technique dite du EMDR, que j’ai essayée avec Thomas Lebeau longtemps après la psychanalyse. Restent les rêves : ils ont certes provoqué l’irruption de beaucoup d’angoisse, mais en même temps, ils donnaient forme à une étonnante capacité de créer.



Pour survivre, j’ai aussi appris à éviter. L’enfant découvre de lui-même la méthode et puisqu’elle fonctionne, il s’empresse si nécessaire de la généraliser, tout le temps, à tous les aspects de sa vie. Je me suis vite avisé de ce qu’il fallait faire, afin que personne ne se parle, et surtout, que personne ne parle de moi d’un endroit à un autre, typiquement de l'école à la maison. J’ai appris à isoler tout le temps, à séparer tout le temps, et à mentir, souvent; ça se savait, bien sûr, je n’étais qu’un enfant qui restait sur ces choses-là facilement déchiffrable, et une dame qui n’en pinçait pas pour moi m’avait surnommé à ce propos « le petit menteur de la rue Cartier. » Ça ne m’a pas corrigé. Je mens moins maintenant – encore un peu, tout de même, parce que ça masque si facilement la peur, l’inhibition, l’embarras, — mais j’évite toujours autant ces situations où je me sens en danger, c’est plus fort que moi, et je me condamne moi-même à la solitude. C’est comme ça que je survis depuis toujours, mais j’en souffre énormément, bien évidemment. Si je me retrouve coincé, obligé, jugé ou menacé (menacé par exemple de perdre mon emploi si je ne montre pas suffisamment d’enthousiasme à participer à une sortie, et ça m’est arrivé, au Collège où j’ai enseigné) alors je m’impose de m’y rendre, j’oblige mon corps à y aller, et moi je me replie tout au fond de moi-même, je regarde, terrifié, ces hommes et ces femmes qui parlent, qui rient, qui s’approchent les uns des autres, qui bravent la vie, et j’anticipe le pire, sans y croire, bien sûr, et pourtant j’imagine malgré tout qu’ils projettent une beuverie, et puis un crime, une jouissance extrême à commettre un vol, un meurtre, un viol, un acte de violence gratuit et vicieux, volontairement immoral, qui blesse, qui écrase, qui tire son énergie de tout ce qui est excitant. Je vois sans voir et sans que ça se sache, j’entends sans entendre et sans qu’on s’en doute, je reste inerte, sourire stupide au visage, je ne bouge pas, je fais semblant de rien, je me détache de mon corps, j’en suis conscient, comme si je l’abandonnais pour survivre à simplement me rendre sans intérêt. Je regarde et j’entends comme si tout était très loin de moi, comme si j’étais minuscule, caché, invisible, laissant mon corps réagir comme un automate, se vider de toute substance vivante, se désexualiser, ni homme ni femme, neutre, pacifique et sans valeur, protégé des coups, des insultes, de l’anéantissement. Éviter, c’est aussi, et singulièrement se dissocier — se couper le cou — et ça m’a pris beaucoup de temps pour comprendre que tout ça avait des fondements sexuels réels, et que je prolongeais par là des techniques de défense infantiles que j’avais développées à une autre époque, souvent très ancienne, pour me prémunir des agressions, pour ne pas les voir ni les ressentir.



J’ai longtemps eu la crainte de me faire voler mon portefeuille, petit paquet de papiers essentiels à la survie de tous les jours. Cette crainte était d’autant plus angoissante que je ne distinguais absolument pas, spontanément, sans réfléchir, le crime de la culpabilité. L’absurde de la chose, c’est que la peur d’être volé, quand elle se révélait, devenait la peur de passer pour voleur – ce qui alerterait la police, qui poserait des questions, et je savais qu’il était violemment interdit d’y répondre... Je me comportais en fait comme un enfant qui se sait désirable, mais qui se dérobe au désir de l’autre en se cachant (et je me suis beaucoup, beaucoup caché,) avec parfois le fantasme de se terrer, carrément, pour éviter d’être agressé ou tué — volé, violé. Il n’y avait, pourtant, dans mon modeste portefeuille que très peu d’argent, et aucune carte de crédit. Je ne provoquais délibérément rien du tout. Malgré tout il me semblait que l’objet restait désirable, et qu’il fallait le cacher, chez moi, et ne pas le porter sur moi, sauf absolue nécessité. Compulsion dont la motivation était là aussi totalement inconsciente. Beau Garçon m’avait dit, quand il avait observé, stupéfait, cette étrange manie, qu’il trouvait ça singulier : « Tu caches ton portefeuille? Mais tu n’as pas besoin de cacher ton portefeuille! » Je le cachais. C’était plus fort que moi. Il a fallu faire rire de moi pour que j’en perde l’habitude.

La peur d’être dépouillé de mon portefeuille, c’était aussi, et beaucoup, la peur, transposée, d’être dépossédé de mon identité, de perdre à nouveau la mémoire, et d’être privé de marqueurs essentiels. C’était la crainte d’être à nouveau perdu, désorienté, déraciné — sans que je puisse me nommer, me raconter, m’identifier par mes propres moyens. C’était avouer, ce qui était absolument dramatique, qu’il n’y avait personne pour me reconnaître, et que j’étais bien seul à pouvoir m’inventer une existence qui assurait ma survie. Quelqu’un avait déjà volé ma mémoire, je le savais d’expérience, et je n’ai eu de cesse de protéger ma mémoire de substitution, qui se construisait jour après jour sur ce qui me restait de fondements encore viables.

Et puis il y a, dans ce fantasme menaçant de vol, matière plus complexe, plus paradoxale encore. Peraldi m’avait signalé un jour que le sens littéral de l’expression : « j’ai rêvé d’être volé », pouvait devenir : « j’ai souhaité (ardemment) être volé », et être débarrassé en fait d’un portefeuille qui me gênait — et qui représentait, c’est exact, le corps, le désir, la puissance, le sexe lui-même, comme ça l’était d’ailleurs pour la signature, celle que j’avais imitée, de mon père, de mon frère, à la dérobade, et qui se camouflait là, précisément, dans mon portefeuille. Si j’ai rêvé d’être volé, débarrassé du portefeuille, c’est par la conscience qu’il y avait en moi un vice, et je savais bien que j’en avais un, considérable, pire que tout, absolument pervers - en moi, mais pas nécessairement le lien, d'ailleurs. En fait, j’ai rêvé de ne pas avoir de portefeuille comme j’ai rêvé de ne pas avoir d’automobile, de ne pas être sexué, de ne pas bander ni éjaculer, parce que j’ai voulu éviter tout rapprochement avec mon père, et tout lien avec son corps, son désir et son sexe. Peraldi m’avait signalé plusieurs fois qu’il y avait à tout rêve, comme à toute photo, un négatif lui aussi très parlant, et que si la peur d’être volé était bien réelle, le désir d’être volé, comme instrument puissant de survie, était tout aussi signifiant d’une nécessité inconsciente — et bien réelle elle aussi.

Je ne sais trop s’il faut généraliser l’idée que chez le petit garçon qui a subi très tôt des violences sexuelles, la castration (puisqu’il faut bien lâcher ce mot) est toujours rêvée comme une échappatoire magique à l’angoisse. Mais je suis sûr que j’ai rêvé le vol de mon portefeuille comme une solution facile, la seule qui vienne à l’idée d’un enfant, à la nécessaire guérison de son sexe blessé, rétracté, coupable, symboliquement impuissant. Persistent pourtant la confusion sexuelle et la honte, la honte extrême, dont il faut absolument s’échapper si l’on veut survivre, au moins un peu, au moins un temps.

(J’ai maintenant un portefeuille bien garni — et ça s’entend dans tous les sens, — et un gros char, une belle voiture, très coûteuse, achetée tout récemment. Et je n’ai que très raisonnablement la peur d’être volé. En fait, je n’y pense plus jamais.)



La pire, chez le petit garçon abusé sexuellement, c’est la honte, ravageuse, assassine, obstinément quotidienne. C’est à la honte qu’il faut essentiellement survivre. J'ai eu honte, terriblement. J'ai eu honte de moi, de mon corps, de ma façon de parler, de mes gestes, de mon intelligence blessée et atrophiée, de mon peu de courage, à dire vrai de ma lâcheté, j'ai eu honte de ma virilité vacillante, j'ai eu honte d'avoir peur de tout, de tout ce qui exige des capacités, de la maîtrise, du contrôle, du talent, du savoir-faire, de la force; j'ai eu honte de ressentir de l’angoisse là où les autres enfants ressentent du plaisir, j'ai eu honte d'avoir peur des bandes de garçons, des parties de baseball ou de hockey, j'ai eu honte d'être médiocre et d'avoir été perçu comme tel, j'ai eu honte d'être indigne et de devoir cacher mon identité véritable, mon intimité, mes secrets, mes désirs sexuels, mes besoins vitaux, pour survivre, et pour conserver un minimum d'insertion sociale. J'ai eu honte d'avoir peur de rire, de délirer, de lâcher mon fou, de désobéir, de défier; j'ai eu honte d'être soumis jusqu’à l’aliénation; j'ai eu honte d'avoir si souvent fui, et fugué en solitaire; j’ai eu honte d'avoir eu si peu d'amis, et d'avoir été seul si souvent. Voilà ce qu’est le malheur, chez l’enfant qu’on a abusé, qu’on a violé. Ça met du concret, beaucoup de concret dans l’affirmation vague à souhait, et si parfaitement insignifiante, voulant « qu’on ait volé ma vie. » L’abus sexuel, c’est un ravage affreusement tangible, qui peut se décrire, et qui laisse longtemps son empreinte. 

S’il y a une chose que je regrette encore, c’est que ce désastre, parce qu’il se raconte au « je » et parle de « moi », ait été si souvent assimilé à du narcissisme, alors qu’il réagit précisément à l’égotisme de qui a cru disposer, il y a longtemps, de tous les droits, y compris du droit de se débarrasser de moi, de m’abandonner après le viol et l’amour factice. D’une certaine manière, incontestable me semble-t-il, le Dr B, et d’autres aussi, m’agressait, et m’enfermait dans l’agression initiale, en me rendant coupable non seulement du désir œdipien, mais surtout de son incidence supposée, l’homosexualité, comme le résultat flagrant, avilissant, de la peur du père vengeur et du narcissisme conséquent. Jamais ni Peraldi ni Thomas Lebeau n’ont donné là-dedans. Ils ont respecté le droit à la vérité.



Survivre, c’est aussi beaucoup, beaucoup parler, beaucoup, beaucoup écrire. J’ai enchaîné les thérapies l’une après l’autre, aussitôt qu’à 17 ans pour la première, une demande d’aide, urgente, alors que j’étais empêtré dans une impasse devenue suicidaire. Et j’ai écrit, tout au long de ces dizaines d’années, des milliers de pages. L’inconscient n’a pas de temps et exige beaucoup : il ne s’épuise pas tant qu’il a encore à s’expliquer.


Mots-clés: Victime d'agression sexuelle 


(Photo: Radio-Canada)


Suite:  https://histoiredelahonte.blogspot.com/2024/03/histoire-de-la-honte-chapitre-huit.html


Commentaires

  1. Je suis totalement bouleversée par ce récit magnifiquement écrit. Je suis touchée par ton histoire et interpellée par ta douleur. Le récit de ta vie, Richard, est une véritable tragédie. Il faut énormément de courage et de résilience pour surmonter une pareille violence. Je te souhaite d’en guérir et de vivre ta vie, heureux !

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    1. De Richard: Merci infiniment, très beau commentaire, très touchant, très solidaire.

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