Épilogue - L'ENFANT SOUS LE LIT





Quand, pour écrire ce « livre », je relisais mes notes, ces milliers de pages souvent manuscrites où je me recensais et m’analysais sans cesse, je suis tombé sur le récit d’une séance de psychanalyse que j’avais à l’époque longuement retranscrite, probablement immédiatement après la séance, et qui m’a particulièrement déconcerté, quand je l’ai relue trente ans plus tard. Je n’avais plus aucun souvenir de cette narration (ni de la séance comme telle d’ailleurs) et déjà ce détail était en lui-même assez signifiant... Jamais par la suite je n’en ai parlé avec qui que ce soit, pas même avec Thomas Lebeau. J’avais oublié. Ce que Peraldi m’a dit ce jour précis d’une séance exceptionnelle m’a stupéfait, ébranlé surtout, comme si ça remettait tout en question, que ça devait m’amener à revoir toute la compréhension que j’avais de mon histoire, voire même à la réécrire complètement.


En me relisant, tout de cette séance cruciale m’est revenu. J’étais ce jour-là en rage contre moi-même et contre ce que j’appelais « ma parfaite insignifiance »; je ne supportais plus mon impuissance à réussir quoi que ce soit, à m’investir dans des projets qui puissent servir les autres et à me réaliser avec bonheur. J’avais commencé par dire à Peraldi que j’avais, la veille, écrit cent fois, peut-être mille fois le mot « échec » dans un de mes cahiers de notes. Ce n’était pas la première fois que je me prêtais à ce petit rituel masochiste, flirtant avec le suicide. Mais lui bien sûr m’a demandé ce à quoi me faisait penser le mot « échec ».


- Ça me fait penser à quel point vous devez me mépriser. Vous êtes un intellectuel majeur, un travailleur acharné, votre vie est dédiée au savoir et aux autres. Je n’ai rien réalisé. Je me contenterais d’être au minimum désiré un tout petit peu. Mais j’échoue tout le temps.

- On a déjà vu que ma vie sexuelle vous intéresse. Il semble que ma vie professionnelle vous intéresse aussi. Vous ne croyez pas pouvoir vous identifier à moi, comme si je vous l’interdisais.

- Vous êtes sûr de vous. Vous vous savez compétent. Vous savez que vous contribuez à la connaissance. Ce que je pense de moi, c’est que j’usurpe sans cesse une réputation qui soit au minimum acceptable, mais que je suis en fait un menteur. Et puis, oui, je pense que vous me méprisez, que c’est tout juste si vous me tolérez, et que vous ne voudriez surtout pas de moi comme un fils ou comme un héritier.

- Comme votre père qui a refusé que vous fassiez le même travail que lui, vous vous rappelez ?

- Mon père me dégoûtait, et vous me dégoûtez aussi, sexuellement je veux dire.

- Vous êtes en colère contre moi parce que je vous fais penser à votre père. Vous pensez que je dispose d’un secret que je vous refuse.

- Quel secret ?


Il y a eu un long silence. Puis j’ai repris :


- Je pense toujours que je suis étranger au monde, en effet. Pas seulement à mon père, à mon frère ou à vous, mais au monde.

- Vous avez été chassé du monde. Et vous vous êtes chassé du monde. Ça fait partie du processus de clivage dont nous avons parlé souvent, ici, au cours de plusieurs séances.

- Je ne sais pas pourquoi je dis ça, là, mais ce sentiment d’échouer à répétition, au fond, ça revient au fait d’échouer très réellement, et tout le temps.

- Exactement. Et ce qui vous fait échouer, comme vous dites, est en fait totalement inconscient. Vous savez que vous allez échouer, ou faire le mauvais choix, ou choisir la mauvaise réponse, et c’est ce qui suscite chez vous de l’angoisse et de la détresse; vous savez que vous allez faire le mauvais choix parce que vous n’avez pas le choix de faire autrement, sans savoir ce qui vous y pousse. Vous faites le mauvais choix, vous en avez honte et ça vous désespère, mais par ailleurs ça assure votre survie.

- La perte de mémoire...

- La peur extrême, oui, la dissociation, l’interdit écrasant. Que diriez-vous comme bonne réponse qui pourrait choquer et vous mettre en grand danger ? Vous ne trouvez pas paradoxal que vous soyez devenu professeur, et que vous vous soyez donné le pouvoir de valider ou non les réponses des autres ?

- J’ai voulu devenir enseignant dès l’école primaire. Je jouais à donner des cours, des notes, à remplir des bulletins.

- Même comme enseignant, vous n’avez eu de cesse de vous faire discret. Vous avez eu peur d’exprimer du désir. Vous vous dérobiez. Il faut voir d’où ça vient. Ça rejoint ce que vous appelez votre invisibilité. Vous choisissez la mauvaise réponse quand vous inhibez votre corps et que vous le sabotez. Tout comme vous ne pouvez pas aimer qui vous désirez vraiment. Ça, ça serait la bonne réponse, mais elle conduit littéralement à la désorganisation et à ce que vous appelez la « folie. » C'est très sexuel, aimer quelqu'un. 


J’ai reconstitué cet échange étonnamment étoffé à partir de notes très mal écrites, comme c’était le cas lorsque j’avais peur d’oublier un détail qui aurait rendu inutile tout ce dialogue essentiel, et qu'il me fallait faire vite. La plupart du temps, les séances d’analyse se rassasiaient de silence.


Ce n’est pas la moindre conséquence de l’agression sexuelle vécue en très bas âge que de masquer ce que l’enfant sait pourtant parfaitement bien. Dans le courant de son histoire, l’enfant apprend à faire délibérément le mauvais choix de réponse pour éradiquer le souvenir exact des faits et se taire pour de bon. Il n’a jamais assez étudié, jamais assez appris : il oublie tout, quoi qu’il fasse, il oublie tout le temps, il se trompe, il échoue. Il aurait pu tout aussi bien provoquer un terrible accident, perdre l’usage de la parole, tétaniser ou paralyser, faute de s’être, à temps, quand le danger devenait imminent, précipité sous le lit avec la pleine conscience de sauver sa peau et de se rappeler désormais de tout.

Mots-clés: Victime d'agression sexuelle 


Suite:  https://histoiredelahonte.blogspot.com/2024/04/sources-et-fiabilite-du-recit.html




Commentaires

  1. Tout ce récit est bouleversant. 1h du matin… j’ignore comment je pourrai dormir après ce texte. Bravo!

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  2. De Richard Patry: Vous ne savez pas quel bien vous me faites. Merci mille fois. J'espère que vous avez trouvé le sommeil la nuit dernière !

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  3. Oui, j’ai dormi mais après quelques longues minutes de réflexion. Merci encore pour ce touchant et poignant récit!

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  4. D'une amie de toujours, que j'aime énormément, mais qui ne pouvait pas publier son commentaire directement sur le blog: « Cher Richard, je te remercie pour ce récit admirablement bien écrit qui m'a fait découvrir un gros côté de toi que je n'aurais jamais soupçonné. Ton récit bouleversant m'a profondément touchée et m'a fait pleurer à plusieurs reprises. J'admire ton courage, ta résilience et surtout la générosité de cœur dont tu fais preuve en partageant ton histoire. Merci de m'avoir permis d'entrer dans ton cœur et tu resteras toujours mon petit Richard. Ton amie de toujours, Sylvie ♥♥♥ »

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  5. Réjean Lalandedécembre 16, 2024

    Voilà Richard.
    J'ai relu plus consciencieusement ton bouquin en chapitres détachables comme si je devais relire ma propre vie.
    ''Les mots pour le dire'', ce serait un bon titre (oui, titre déjà pris...) pour coiffer ton oeuvre de libération littéraire. C'est à la seconde lecture que j'ai (mieux) compris je crois,ce qui t'a nuit à de multiples niveaux tout au long de ta vie, même lors de nos premières rencontres il y a 4 décennies.
    Je crois que ça prenait une sacrée douleur obscurcissant ta vie au quotidien , inconnue
    ou presque au départ de tes diverses séances de thérapies ainsi qu'un grand courage pour affronter tes démons dont tu ne doutais pas vraiment leurs origines.
    C'est en lisant le passage où tu décris tes séances de groupe avec d'autres personnes ayant vécues des expériences semblables, que j'ai vraiment compris que ce qui t'es arrivé très jeune et ait pu te causer de telles douleurs.
    Les mots (ou les ''maux'') pour le dire, ils me semblent t'avoir permis de te libérer de la honte, la gène, la mauvaise image que tu pouvais avoir de toi-même.C'était le chemin long et combien tortueux à prendre (et non comme tu le dis si bien au moyen du simple pardon des fautes d'autrui) pour te réaliser comme un être rempli d'humanité. Prend bien soi de toi ! (Mais il y aurait tant et plus à dire...un jour peut-être).

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    1. De Richard Patry: Merci, Réjean, pour ton beau commentaire pertinent et surtout, solidaire. J'espère que nous aurons, sans abuser du sujet, l'occasion de s'en reparler. Donc, «pas un jour peut-être», mais un jour très certainement. Avec toute mon amitié.

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    2. Réjean Lalandedécembre 17, 2024

      De nada !

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  6. De Richard Patry: Alcib a eu le gentillesse de publier un commentaire sur ce blogue dans un autre blogue, «Choses vues...»; je prends la liberté de le diffuser ici aussi, par un simple copier-coller. J'espère qu'il sera d'accord ! «Bonjour Richard, tu as raison d'inviter les gens à aller lire ce que tu écris sur cet autre blogue, cette « Histoire de la honte, violences sexuelles et traumatisme... » J'ai commencé moi-même à lire ces textes, qui demandent une certaine force pour en poursuivre, mais qui ont exigé de toi une force certaine pour venir à bout de leur écriture. Je souhaite à ce nouveau blogue beaucoup de lectures intelligentes : il le mérite.»

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  7. Histoire de la honte est un récit d’une intensité brute et d’une lucidité implacable, où la mémoire s’effeuille comme un oignon, révélant couche après couche les cicatrices d’une enfance marquée par le trouble et la solitude. Avec une prose d’une précision chirurgicale, parfois crue, parfois bouleversante, l’auteur navigue entre introspection, quête de vérité et confrontation aux fantômes du passé. L’écriture, à la fois maîtrisée et viscérale, transcende le simple témoignage pour devenir une véritable plongée dans les méandres de la psyché humaine, où la honte, loin d’être un aveu de faiblesse, se mue en moteur d’une reconstruction douloureuse mais nécessaire.

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