Histoire de la honte - Chapitre Dix - ME TOO




Mon frère est mort au moment où je terminais l’écriture de ce livre. Il m’avait écrit, deux ou trois semaines avant son décès, un bref courriel me disant que plusieurs cancers le rongeaient, que sa vie achevait, et qu’il allait demander l’aide médicale à mourir. Ce qui l’a tué, c’est le tabac, trop longtemps consommé. « Plusieurs cancers, indépendants les uns des autres, ce sont des cancers de fumeur, » m’a dit mon médecin.  Il y avait 30 ans, sinon davantage, que nous n’avions plus aucun contact. Ceux de l’an 2000 avaient été brefs, n’étaient liés qu’à la commémoration de la mort de notre mère. C’est dire la surprise, énorme, de recevoir un courriel de lui, et de lire un message aussi tragique. J’ai été bouleversé, j’ai pleuré. J’ai écrit à AS, qui connaît si bien mon histoire, que j’avais « l’impression que le monde s’écroulait. » J’ai répondu au courriel de mon frère, le soir même, en citant la première phrase du chapitre six de ce roman, lui apprenant donc que j’écrivais un livre, ce que j’avais toujours eu l’intention de le lui dire, et lui rappelant, surtout, que je l’avais beaucoup aimé. « J’ai beaucoup attendu de toi, parce que je t’aimais énormément, et que ta vie a traversé la mienne. » C’était la première fois que je me risquais à répondre à une de ses lettres, dans ce cas-ci, un courrier électronique. Il m’a répondu en me reprochant, violemment, de ne pas penser aux autres, spécifiquement à sa femme que j’avais fait beaucoup pleurer. Ce n’était pas la première fois, loin de là, que dans ses lettres il me tenait pour responsable de faire pleurer sa femme. Dans mon tout dernier envoi, j’avais voulu, c’est un fait, me rappeler avec force dans son existence alors qu’il était aux portes de la mort, m’en tenant qu’à l’intimité de notre histoire commune. Je ne lui avais adressé aucun reproche. Je n’avais rien rappelé des violences sexuelles qu’il m’avait fait subir. Mais c’était implicite, évidemment. Le livre pourtant qu’annoncé était déjà en train de raconter une histoire où il occupait une place centrale, c’était évident. Et mon frère l’a parfaitement compris. L’occasion était trop belle pour renverser le fardeau de la preuve, et me convaincre d’une faute grave, presque d’un crime. Le processus était assez facile à mettre en branle dans des circonstances aussi tragiques, et ça a failli marcher. Il allait mourir dans l’honneur. J’allais demeurer le salaud. La veille de sa mort, il m’a de nouveau envoyé un courriel. Il s’excusait de ce qu’il m’avait écrit précédemment. Il précisait, détail incroyable, qui m’a singulièrement refroidi et ramené sur terre, qu’il avait « oublié depuis longtemps et [qu’il m’] avait pardonné. » C’était à moi, bien sûr, de recevoir un pardon pour mes crimes, l’absolution ultime, quasiment de l’Au-delà. 

Mon frère pouvait être une excellente personne, et c’est là un constat tout aussi vrai que l’histoire du pervers narcissique obsédé par le pouvoir, et l’accaparement sexuel qui a été la sienne. Je me souviendrai toujours qu’il avait offert à un de mes amis de le déménager, de Québec à Montréal, alors qu’il ne le connaissait absolument pas. « Je l’ai fait parce que je crois que le bien qu’on fait nous revient toujours, d’une manière ou d’une autre. » Il y croyait vraiment, comme ma mère, qui elle aussi avait cru longtemps à ce genre d’attentes – pour moi, des chimères. Un jour qu’il était chez moi, séparé de sa femme, il m’avait dit qu’il aimerait habiter avec moi. Il m’avait, peu de temps auparavant, envoyé une longue lettre, que j’ai toujours, qu’il avait conclue en me disant qu’il « voudrait être près, très près de toi. Ce qui est le plus extraordinaire, c’est que je sens que je peux t’aimer sans crainte de perdre mon pouvoir puisque je n’en exerce pas. » Il ajoutait, en post-scriptum : « Et ce n’est pas terminé... » Je n’avais rien répondu. Mais c’est certainement la seule fois où il m’a dit que lui aussi m’aimait, et que cet amour restait lié à nos liens d’enfance, sans en gommer la dimension sexuelle, ni la tentation, difficilement refoulée, d’exercer un certain pouvoir. Il restait le frère conquérant. Au fond, c’est à cette lettre que j’ai répondu à la toute veille de sa mort. 

Dans la lettre circulaire qu’il m’a fait parvenir en janvier 2010, — j’avais 58 ans, lui en avait 65, — mon frère m’avait écrit qu’il ne voulait « pas se disculper » de ce qu’il m’avait fait vivre (alors que toute la lettre était en fait un long déni) et qu’il me demandait « pardon. » Une quinzaine d’années auparavant, ma mère aussi m’avait demandé de pardonner, que c’était là, pour moi, la voie du salut. « Je te supplie, Richard, de pardonner. Je ne minimise pas la part de [ton frère], mais je sais que plus tu vas chercher à approfondir, plus tu vas être malheureux. Essaie d’oublier et sois positif, tu as tout à gagner. » 

Je n’ai jamais cru — évidemment pas — à cette thérapie miracle que serait le pardon, si vite dit, si vite fait, un petit mot inspiré, et plus rien de tordu par la suite, le succès garanti à tout coup, gratis en plus, un prodige. La méthode, bien simple, de tout guérir, plus efficace que les prières adressées à un Dieu hésitant, arbitraire, criminellement responsable de ne pas agir quand ça crève de chaud, de faim, de saleté, de manque, de trahison, de haine, d’exploitation, de manipulation, d’abandon, et de viols incessants, entre autres et pour beaucoup, d’enfants. C’est là le grand mystère, disent les imbéciles. Pourquoi le pardon serait-il thérapeutique, surtout qu’il est indissociable de l’oubli, si commode pour les agresseurs en tout genre, qui n’ont ainsi jamais à rendre de compte ? C’est pardonné et oublié, ça n’a pas de prix, un truc pareil, alors que l’oubli a en réalité pollué ma vie et l’a longtemps ruinée, l’oubli qui ne cesse par ailleurs de faire le malheur de la planète entière. Les victimes du colonialisme doivent-elles elles aussi pardonner, saignées à blanc qu’elles ont été, souffrant encore de lourdes séquelles, cultures nationales brisées, mal développement qui reste chronique ? L’Afrique n’a pas seulement été conquise et dépecée, elle a été exploitée, vidée de ses ressources, et violée, sexuellement violée. Les victimes du racisme doivent-elles aussi pardonner ? Oublier les camps de concentration, les chambres à gaz, ou bien le souvenir des immenses plantations, le travail forcé, la violence concrète, le fouet jamais loin, des masses d’esclaves générant une plus-value si considérable que c’en était un vrai miracle, lui parfaitement palpable, l’œuvre de Dieu dans toute sa splendeur ? Et ici, au Canada, les femmes et les hommes des Premières Nations doivent-elles, doivent-ils pardonner la pratique scandaleuse des réserves et des pensionnats autochtones – et les viols, de femmes, d’enfants, à répétition ? Les États-Unis, le Canada, d’autres encore finiront bien par payer pour la pratique massive d’une infinie variété d’oppressions parfaitement démentes. N’empêche, malgré d’éventuelles tentatives de réparation, les Afro-Américains sont peut-être irrémédiablement brisés, prisonniers d’une colère qui ne s’estompe pas, d’une honte indicible pour avoir participé, même contraint, d’un crime qui n’a jamais été le leur. C’est tout aussi vrai pour les Juifs, pour les Autochtones d’Amérique, et à petite échelle, pour moi et pour toutes les victimes d’agressions sexuelles quand elles n’y pouvaient rien. Pardonner, vraiment ? La vérité toute crue, c’est que pour me remettre à peu près d’aplomb, il m’a fallu casquer, en payer un tas, sans que mon frère imagine même qu’il puisse m’en rembourser un brin avant de s’attendre à un quelconque pardon.

Peraldi m’avait déjà dit, à propos des médicaments, « que si ça marchait, on les prendrait, évidemment. » Le raisonnement vaut tout aussi bien pour le pardon. Si ça marchait, on pardonnerait. Mais voilà, ça ne marche pas. Ça ne guérit rien. Ça ne fait que donner bonne conscience à qui cherche le pardon, et l’espère en diable. Je sais bien que le pardon, parfois, prend la forme d’un humanisme extraordinaire, quand des parents, par exemple, pardonnent à l’assassin de leur enfant, lancé du haut du pont Jacques-Cartier, à Montréal, un meurtre inimaginable, absolument atroce — et les parents ont effectivement pardonné; ils sont allés en prison rencontrer le voyou, ils ont tissé des liens d’amitié avec lui. Jean-Paul II s’est rendu lui aussi en prison pardonner à Mehmet Ali Ağca qui lui avait tiré dessus en 1981, place Saint-Pierre à Rome. Ce sont des cas d’exceptionnelle bonté, plus mystérieuse, en fait, que le mystère de Dieu pourtant si facile à comprendre, quand on considère l’état d’aliénation de celles et de ceux qui s’y soumettent pour ravager et pour tuer. Je crois certainement en la bonté, absolument pas en la vertu du pardon. 

Un jour, je ne me souviens plus quand, un agresseur avait eu le culot (et l’inconscience) de déclarer en Cour, devant un juge qui ne devait pas en croire ses oreilles : « Je veux dire aux victimes que je ne leur en veux pas de m’avoir dénoncé. » Il ne leur en voulait pas ! Pas de ressentiment, que de la grandeur d’âme ! Comment en vouloir à un si chic type, qui a fait ce qu’il fallait pour « revenir sur le droit chemin », c’est-à-dire de pardonner à ses victimes — responsables, j’imagine, de l’avoir attiré, de l’avoir séduit. J’avais pris en note cet exemple d’une inconcevable perversion du pardon. C’est le genre d’échappatoire qui révèle et discrédite ce qu’est trop souvent l’absolution, une forme subtile de manipulation des victimes, appelées encore une fois à se compromettre et à collaborer, en silence, totalement soumise aux puissants et à l’ordre établi qui les sert si bien. À la bonne vôtre, M. Epstein ! 



Il y a une quinzaine d’années de ça, peut-être un peu plus, des personnes, hommes ou femmes, se croyant investies d’une mission sacrée, embrasée par une morale d’autant plus dangereuse qu’elle était totalitaire, s’étaient donné le droit de placarder dans les rues le nom et la photo de pédophiles, de les stigmatiser, de les exclure, à jamais, de toute forme de réhabilitation sociale. Ce que ces gens voulaient, sans tenir compte des victimes, sans chercher leur consentement, c’était d’alerter le quartier où de présumés prédateurs habitaient, d’en faire des pestiférés et de les chasser comme de perpétuels malfrats. 

Je ne sais trop ce que peut corriger une démarche thérapeutique pour des personnes que les enfants excitent, et qui ne peuvent concevoir de vie amoureuse autrement qu’avec des enfants. Je me méfie des médicaments dits castrateurs chimiques. Peut-être qu’une longue analyse peut donner des résultats, mais je n’en sais rien; la psychanalyse n’est ni l’Église ni l’État, elle ne fabrique pas de bons citoyens sur commande, pas davantage qu’elle ne sert l’ordre établi et le système carcéral.  Ce dont je suis certain, cependant, c’est que même dans une société radicalement transformée par l’intégration militante des personnes de tout genre et de toute orientation sexuelle, même dans une société où la pratique même du pouvoir serait proscrite, jamais le corps d’un enfant, ni ses affects d’ailleurs, ne seront faits pour endurer les sensations violentes d’une relation sexuelle avec la bouche, les mains, le sexe d’un frère aîné, d’un père, d’un adulte — d’une mère, d’une grande sœur, d’une bonne sœur en mal d’amour. Il faut donc protéger les enfants. Et pourtant, jamais je ne me rallierai à quelque forme de justice expéditive que ce soit, peu importe la valeur morale du prétexte affirmé haut et fort. Jamais, jamais, je ne m’associerai à des campagnes obscènes et indignes, contre les pédophiles. Jamais, jamais, je ne publierai de photos de pédophiles sur la place publique. Jamais. Ce n’est pas qu’une question de droit, c’est une question de conséquences : je redoute que ces pratiques d’affichage barbares ne puissent faire que du mal aux victimes de sévices sexuels, que la vindicte sauvage puisse contraindre les victimes, à nouveau terrorisées, au silence et au repli. L'horreur même des appels à la meute, la violence même qui risque de s'ensuivre, peuvent à jamais faire crouler toute victime sous un poids accablant de culpabilité, et l'enfermer pour toujours dans un autisme stratégique, protecteur. L’abus sexuel est une intimité. Je sais de quoi je parle. Pas plus que le pardon, la justice spectacle, en dehors de tout cadre légal, ne mène à une libération, à une révolution.

La parole, elle, ce que dit la victime de ce qu’elle a vécu et de ce qu’elle endure encore, reste insurpassable, chemin royal vers la guérison, quand elle est libre, jamais rattrapée par quelque idéologie que ce soit et les appels à la vengeance tribale. Mais c’est évident qu’il y a un risque, toujours, à parler (ou à écrire), parce qu’il y a toujours un danger de récupération par des personnes exaltées.



À cet égard, il me semble souvent que la mouvance Me Too n’est que très exceptionnellement une authentique prise de la parole, et encore moins le récit détaillé de vies brisées. Depuis que le mouvement a pris de l’ampleur, il reste essentiellement une opération de dénonciation, variante très actuelle de la pratique déjà ancienne de l’affichage public de noms et de photos, mouvement d’autant plus spectaculaire, et potentiellement dangereux, qu’il utilise à la fois l’anonymat, ni vu ni connu pour qui dénonce, et les réseaux sociaux pour qui va lire, et ça peut être des centaines de milliers de personnes qui peuvent prendre connaissance des procédures de délation nouveau genre, s’en scandaliser, s’en délecter. Je sais la justification, certainement fondée, de personnes trahies par une justice trop lente, et trop peu formée à la problématique particulière des agressions sexuelles. Je sais que dans l’état actuel du droit, nombre d’agresseurs dénoncés et poursuivis s’en tirent impunément. Et je prends conscience, alors que c’est une évidence historique, qu’il fallait mettre à jour, exemples à l’appui, la violence intersexuelle décrite, l’expression est belle, comme étant une « culture du viol. » En ce moment même, on en est à mettre sur pied un tribunal spécialisé dans les problématiques des violences sexuelles pour « faire en sorte que le système de justice ne constitue pas une épreuve à la personne victime. » C’est du moins l’intention du ministre québécois de la Justice. J’espère qu’il y aura dans cette loi une réponse efficace à l’urgence dramatiquement révélée par la mouvance Me Too. Et j’espère que la mouvance Me Too s’estompera d’elle-même, pour ne plus être « une épreuve à la personne victime. »

Je ne suis pas un spécialiste, ni en droit ni en psychologie. J’ai été victime. J’ai fait de longues thérapies — mon médecin me disait un jour, sourire en coin, que j’en savais certainement plus que bien des docteurs patentés, comme ça le serait d’un hypothétique visiteur qui passerait un simple après-midi dans l’Athènes de Périclès et qui en connaitrait bien davantage quand il nous reviendrait pour nous raconter son extraordinaire voyage, qu’un historien pourtant spécialisé dans l’antiquité grecque qui lui aurait passé trente longues années de sa vie à potasser une poignée de documents. Je souhaite évidemment qu’une meilleure justice, plus respectueuse de la fragilité des victimes, plus au fait de leurs possibles pertes de mémoire, et bien sûr plus rapide à s’exercer, élimine les méthodes expéditives de condamnation sans présomption d’innocence et sans jugement. Me Too a probablement enclenché une transformation radicale dans les rapports de pouvoir entre les sexes, et si les réseaux sociaux ont servi à ça, c’est déjà très bien. Mais — mais, — la divulgation d’informations nominatives et criminelles, par les médias sociaux, contre quelque être humain que ce soit, risque de commettre à son tour un terrible abus de pouvoir contre les victimes, et je parle ici de toutes les victimes, des deux sexes et de tout âge, qui peuvent se sentir violentées parce qu’obligées de dénoncer, qui peuvent se sentir coupables de la forme scandaleuse que prend la divulgation du nom des agresseurs et de la haine publique qu’elle soulève. Quand je lis ce type de dénonciation, j’ai peur, inévitablement, je cherche à nouveau où me cacher, l’idée me vient que je ne devrais peut-être pas exister, et j’ai envie, encore, de me taire, une fois pour toutes, et de ne jamais publier ce récit. Je ne suis certainement pas le seul à réagir de telle manière, bien au contraire, on doit être nombreuses et nombreux à toujours réagir par la peur, par la terreur et par la honte, surtout si la dénonciation est populiste et nourrie de morbidité sexuelle. 

Raconter, dénoncer, éventuellement porter plainte, oui, certainement. Rester prudent, faire attention à soi, pour ne pas s’abuser soi-même, ni se blesser davantage, inévitablement, oui. Obtenir compensation en justice, devant ses pairs, quand la victime est prête à relever le défi de la poursuite et qu’elle croit que c’est là le meilleur moyen pour elle de s’affranchir, pourquoi pas, quand la décision d’accuser est librement réfléchie, consentie, assumée. Toutes les personnes victimes ont le droit de dire et de raconter une souffrance longtemps endurée et d’obtenir le soutien réel, concret, aimant, de leurs proches, et des personnes solidaires, nombreuses dans toute société. C’est ce que je fais en écrivant ce livre. La vérité a ses droits, bien évidemment, quand on se nomme pour la dire, et précisément parce qu’elle se nomme, la victime choisit d’exister. 



Un jour du début des années 1990, j’assurais tranquillement une disponibilité, à mon bureau, comme tous les profs devaient le faire pour répondre aux besoins ordinaires des élèves. Une étudiante, toute petite, mignonne, voix nasillarde, souffle inspiré, est entrée dans mon bureau, a vérifié que je n’attendais personne, a fermé la porte derrière elle (« est-ce que je peux ? »), s’est assise, et a formulé sa demande, immédiatement, parfaitement explicite. « Je suis amoureuse de toi. Je veux coucher avec toi. Si tu refuses, je vais dire que tu m’as agressée et te dénoncer publiquement. » J’étais estomaqué — il y avait eu des flirts faits par des étudiantes, déjà, parfois en personne, mais aussi par des petits papiers glissés entre les pages de travaux de session, et même par des post-scriptum écrits à la hâte sur la dernière page d’une copie d’examen… Mais là, c’était la première fois que j’étais personnellement, et dangereusement menacé. Il était hors de question que j’informe cette étudiante de ma vie privée (« ben vois-tu, c’est impossible que je m’envoie en l’air avec toi, parce que je suis gay »), ça ne la regardait d’aucune manière. J’ai été gentil, tolérant, et très, très prudent dans le choix de mes mots. Je lui ai dit que j’étais « honoré », je me souviens d’avoir utilisé précisément ce mot-là, mais que je devais décliner l’offre, que j’étais son enseignant, qu’elle était beaucoup trop jeune pour ce genre de relation de toute façon interdite, et qu’il fallait qu’elle aille parler de tout ça avec le psychologue du Collège, ce qu’elle a d’ailleurs fait. Elle est revenue à mon bureau quelques semaines plus tard, pour me dire que le psy avait salué ma probité. Je savais qu’elle faisait du journalisme étudiant dans un périodique montréalais à grand tirage, et je lui ai suggéré d’écrire un article sur l’amour pourtant impossible qu’une élève pouvait éprouver pour un prof qui l’épatait. L’article est paru. J’étais soulagé.

Cette affaire m’avait fait très peur. J’aurais dû immédiatement faire appel à la responsable du département, dont le bureau se trouvait face au mien, et dénoncer l’intimidation très grave que je venais de subir. Mais parce que je me sentais concerné — coupable, encore une fois, ça peut sembler incroyablement tordu, mais c’est un fait, coupable, toujours, incapable de me détacher de l’agresseur — et que j’étais très inquiet, j’ai préféré me tirer d’affaire seul, en faisant le moins de bruit possible autour de ça. Conséquence directe de cet incident, je n’ai plus jamais fermé la porte de mon bureau, peu importe ce que les étudiants avaient à me dire. Et quand il arrivait que des étudiants voulaient me rencontrer avec leurs parents, ça se passait désormais devant témoin, toujours.

J’ai bien sûr raconté à des collègues cette mésaventure, sans jamais donner le nom de l’étudiante, pas question que je la balance. Personne, au Collège, jamais, ne m’a parlé d’une agression que j’aurais commise à l’encontre d’une étudiante qui aurait cherché à se confier. 

Tout récemment, au moment même où j’apprenais le décès imminent de mon frère et que j’achevais l’écriture de ce livre, un ami m’informait qu’un ancien collègue de travail, maintenant très âgé, malade, abandonné par ses proches, ne comprenant plus rien à rien, étalait tout de même ses souvenirs à qui voulait bien les entendre. Un soir que tous deux se parlaient au téléphone, ce vieux monsieur m’avait accusé d’avoir intimidé, sinon agressé une étudiante il y a bien longtemps, du temps où j’avais la jeune quarantaine (jeans, teeshirt, entrainement régulier, masque impénétrable, intellectualisme de façade, à gauche comme de juste), précisément du temps où l’étudiante survoltée m’avait menacé de dévoiler un crime imaginaire, mais qui, s’il avait été pris au sérieux, m’aurait fait grand mal. L’ancien collègue était en inspiration ce soir-là, et en avait profité pour en dénoncer d’autres, qui l’auraient accusé, lui par exemple, de s’être réjoui un peu trop, un peu mal, d’un voyage en Thaïlande. J’étais choqué, c’est pour le moins, complètement dégoûté par ce cas de diffamation flagrante. J’avais de quoi réfléchir, encore, sur l’irresponsabilité d’accusations graves lancées sans preuve aucune. J’ai pensé mettre le vieil homme en demeure, le menacer de poursuites éventuelles. Je m’inquiétais de voir ma réputation ruinée du jour au lendemain, même si je suis gay, même si l’accusation était invraisemblable, parce qu’il s’en trouverait toujours pour croire à ce genre de rumeur, surtout par les temps qui courent. J’ai remis en question l’écriture même de ce livre, tant cette histoire m’a fait revivre avec intensité la culpabilité (pour n’importe quoi) qui suit toujours (et pour longtemps) l’agression sexuelle vécue dans l’enfance. Je me suis couché, plusieurs fois, recroquevillé sur moi-même, espérant que l’orage passe et que je retrouve un peu d’assurance. Et je me suis rappelé l’étudiante qui avait compris la manière, bien simple, de s’y prendre pour mettre quelqu’un à sa main. J’ai supposé que c’était elle, peut-être, qui avait à l’époque entrepris une tournée d’information obscène… J’ai eu un immense besoin, pour me protéger, de connaître les noms, les lieux présumés, les circonstances exactes de la dénonciation. « Je veux savoir qui, bon dieu, que je la poursuive en justice et que je la mette quelque temps au frais... » Mais je n’ai pas contacté d’avocat. Je n’ai pas entrepris de poursuites. Mon ami, à qui j’avais dit mon intention de porter plainte, m’a simplement dit : « écoute, l’ancien collègue ne sait plus ce qu’il dit, il délire, et il ne lira jamais ton livre ! » On a rigolé, et ça a éteint l’affaire, sauf pour la raconter, ici, dans ces pages. Reste que maintenant je suis sûr qu’il ne faut pas croire, invariablement, les dénonciations de crime sexuel, ce que je faisais, par principe, jusqu’à tant que l’envie de dénoncer pour faire scandale m’atteigne à mon tour. Les accusations, pour être crédibles, doivent être signées et documentées — j’emprunte ce dernier mot, souriant, un peu gêné, à l’immense écrivain qu’est David Goudreault, en lui redonnant son sens premier, celui de s’informer correctement, preuves à l’appui, et de comprendre le sens de la preuve.

Au restant, les séquelles de l’abus sexuel sur des enfants sont si lourdes que j’ai toujours eu de la difficulté à croire les statistiques qui font état d’un nombre effarant de victimes parvenues à l’âge adulte — à moins bien sûr que la génétique rende compte des variations considérables dans la résilience des personnes victimes d’agressions sexuelles durant leur enfance.

*

Je ne suis pas encore, tant s’en faut, un naufragé qui en imagine large sur ce qu’a été sa vie. Je raconte une histoire, mon histoire, comme un roman sans fin, telle que je l’ai perçue et telle qu’elle m’a fabriqué, silencieusement, perfidement, mais délibérément. Ce n’est pas précisément un conte pour enfants, j’en conviens, mais cette histoire, la mienne, n’en perd pas pour autant le droit d’être dite, avec toutes les prudences éthiques qui vont de soi ; il y aura toujours de celles et de ceux — encore nombreux — qui ne voudront pas reconnaître la légitimité des mots et l’irréductibilité des faits. Il en va de même dans la grande Histoire, où il faut redire encore que la Conquête fut une conquête, qui s’apparentait à un viol, et non une cession providentielle, qui n’aurait apporté avec elle que les meilleures intentions, ce que demandait précisément le conquis — que ce que demandait l’enfant. Toute agression sexuelle s’apparente toujours à une conquête. J’exagère ? C’est une historienne anglo-québécoise importante qui a écrit là des mots interdits : la Conquête fut un viol, un viol — soldats entrant dans les maisons, ravageant tout sur leur passage, bombardant, forçant les portes, pillant, tuant, s’arrogeant le droit du plus fort, du vainqueur qui pénètre partout comme il le veut, prenant ce qui lui fait envie, disposant de tout comme il l’entend, de jour, de nuit, sans interdit pour l’arrêter, pour éviter l’accident irréversible, la catastrophe ultime qui fait honte, pour longtemps. Cette histoire du Québec, telle que je la raconte ici, est idéologiquement mal vue. On ne préfère ni la dire, ni l’entendre, ni même, généralement, la reconnaître telle qu’elle a été. On l’accuse de semer la discorde, la méfiance, la haine, et d’inculper des innocents. Tout cela s’enfonce dans la nuit des temps, il faut désormais oublier, ne plus ressasser ces vielles affaires, et vivre tous ensemble, et tant pis pour les dommages collatéraux, pour celles et ceux qui ressentent encore les séquelles de l’outrage ancien, fondateur. On n’écoute ni les perdants, ni les arriérés, ni ceux qui n’ont pas eu la résilience nécessaire pour survivre sans faire d’histoire. Mon père était de ceux-là. Il s’est masqué. L’important pour lui était de se taire, de ne pas raconter, de mentir s’il le fallait. Il tenait par-dessus tout à un objet fétiche, les trois petits singes de la sagesse, sculptés en pierre de savon, et de fait, sur ce qui l’a de toute évidence torturé, il s’est réduit au silence, s’est bouché les oreilles, s’est aveuglé sur ce qu’il a certainement vu et vécu. Je n’achète pas ce genre d’histoire ; je refuse le silence qui comme toute dictature, censure à volonté. La liberté passe par le récit de la vérité, l’humble vérité bien sûr, qui laisse toute sa place, importante, majeure, à la perception des faits par celles et ceux qui l’ont vécue. C’est ce que je fais ici, je raconte mon histoire comme un roman, et l’unique perception que j’en ai eue. C’est ma vérité, qui ne perd jamais le droit d’être dite et d’exister. 

*

Un jour, il y a de ça une douzaine d’années, du temps où j’écrivais un blogue, Chroniques amnésiques et autres mémoires vives, une sexologue — une professionnelle, une vraie, qui facturait ses services, — m’avait dit que mon cas, mon histoire, ma vie, n’étaient en rien significatifs en regard des « réalités sociales générales ». C’était juste avant l’avalanche Me Too. À la limite, je pouvais bénéficier de quelque sympathie, mais sans plus, et à la condition stricte que je reste dans mon coin, silencieux, pas trop grouillant, et malgré tout coupable d’être un homme. Si d’aventure, de par mon sexe, et mon expérience, je m’aventurais à remettre en question ces vérités tenues pour évidentes par elles-mêmes, que les femmes sont les uniques porteuses des violences sexuelles «socialement significatives », on se chargerait de me faire taire, de me discréditer, de me marginaliser, de m’ignorer — et de m’insulter. C’est que la dame savait, elle, c’était elle la professionnelle, elle avait étudié, elle était diplômée, et moi je ne savais pas, je n’avais que mon vécu, et j’étais bêtement un homme. 

J’allais marcher, à la même époque, avec d’autres hommes abusés sexuellement durant leur enfance, dans quelques rues de Montréal, marches organisées par une association montréalaise qui s’était donné pour mission de venir en aide à ces hommes, le CRIPHASE. Nous étions l'histoire en marche, nous étions même l'avant-garde de l'histoire. Des hommes ? Des hommes abusés ? Ces hommes ne sont-ils pas, encore une fois, en train d'usurper ce qui fait la spécificité même des femmes, c'est-à-dire leur crainte, constante, fondée d’ailleurs, de la violence et de l'agression ? Viendra un jour où des hommes, toujours plus nombreux, n'auront plus peur. Viendra un jour où des femmes, et pas que les épouses, se montreront solidaires. Ce jour-là, on tiendra comme possible qu'il y ait même, peut-être, autant de petits garçons que de petites filles qui sont objets de désir pour les prédateurs sexuels, y compris dans les familles; ce jour-là, on admettra du même coup la rareté relative de ce genre de drames et la solitude extrême de toutes les personnes blessées à mort, des deux sexes; ce jour-là, on admettra que des femmes de pouvoir peuvent aussi abuser de leurs enfants; et ce jour-là on aura pris conscience de la prudence, extrême, sans cri et sans fureur, avec laquelle il faut aborder ce genre d'affaires, et ces vies souvent brisées à jamais.

Mots-clés: Victime d'agression sexuelle 

Source de l'image: https://econreview.studentorg.berkeley.edu/metoo/


Suite: https://histoiredelahonte.blogspot.com/2024/04/histoire-de-la-honte-chapitre-onze.html


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