Histoire de la honte - Chapitre Onze - AMOURS





Un jour, c’était en septembre 1992, j’avais été si violemment angoissé que j’avais appelé Peraldi alors que je n’avais pas de séance planifiée pour cette journée-là. Je lui ai dit que je voulais me rendre à l’urgence d’un hôpital. « Non, surtout pas, on ne sait jamais sur quel zigoto on va tomber dans ce genre d’endroit. » Il avait tenté de me rassurer. « Prenez un petit anxiolytique, ça va aller. » On a raccroché. Il m’a immédiatement rappelé : « Venez me voir, je vais vous recevoir exceptionnellement aujourd’hui même. » Je me suis retrouvé assis face à lui, lui me regardant avec une tendresse évidente, un peu d’amusement aussi, parce que je lui avais demandé, cherchant le mot exact, si j’avais l’air d’un crétin ! « Je sais que vous souffrez, que vous avez l’impression que cette souffrance est immense. Mais tout de même, savez-vous pourquoi vous ne vous êtes pas suicidé ? C’est que vous savez, plus ou moins consciemment, mais vous savez que ça ne va pas si mal que ça, que vous avez quand même de bons moments, que vous avez encore de l’espoir. » J’ai, comme toujours, payé la séance en déposant l’argent sur la petite table qui ne se trouvait là que pour ça, j’imagine, et je suis retourné chez moi. 

De bons moments ? Il y en a eu avec lui, bien sûr, que je n’ai jamais oubliés. Dans les jours qui ont suivi, de bons moments, des anecdotes en fait, de courts instants, me sont revenus en tête, de quoi en effet résister, tenir bon et échapper aux périodes sombres, pendant lesquelles il m’a fallu survivre à chaque jour, à chaque heure, à la désespérante longueur de chaque minute, et surmonter la douleur intense de la détresse, résister au spectre qui attire, qui séduit et qui tue. Ce misérable calvaire était parfois si insupportable, si organique, que la mort perdait tout réalité tragique, elle était déjà dans le corps, agissante, ravageuse, faisant beaucoup de mal.  Je ne saurai jamais si Peraldi m’a parlé de mort parce que la sienne était imminente, ce que j’ignorais encore en ce début d’automne, et qu’il tenait le coup parce qu’il avait lui aussi de bons moments. Pourtant, il aimait peu Montréal et son climat. Il n’enseignait plus. Il regrettait New York et le soleil des Bahamas. En cette année 1992, il rêvait de retourner vivre en France, et s’y préparait avec joie. La psychanalyse le dégoûtait, écrivait-il en privé, et davantage ses patients, engoncés dans leur narcissisme larmoyant dont ils ne voulaient pas s’échapper... Je n’en savais rien, évidemment. J’avais toujours d’heureux moments avec lui. Il n’a jamais, jusqu’à la fin, relâché son écoute, bien que j’aie remarqué qu’il ne prenait plus de notes. Jamais je n’ai ressenti ni sa colère ni son amertume. Alors, j’imagine, oui, qu’il avait de bons moments, et que c’est très volontairement qu’il m’avait suggéré de me souvenir des miens.



Quand je m’étais mis à l’écriture de mon histoire, j’avais inventorié des souvenirs de petite enfance qui pouvaient, peut-être, expliquer qui j’étais devenu, avec mes craintes et mes limites. Dix ans plus tard, pendant quelques jours, j’ai essayé, péniblement, de recenser de bons souvenirs. Ils m’ont semblé terriblement rares, terriblement difficiles à retracer. Je notais par exemple que depuis longtemps, je n’avais plus de vie amoureuse, que je ne pouvais plus supporter d’en avoir, que je haïssais même la perspective d’en avoir une tellement ça me rendait malade, et que les seuls bons moments que je savourais, c’était quand j’étais seul, très tard dans la nuit, chez moi, à lire ou à écrire. Et pourtant, je ne rêvais que d’être amoureux à l’extrême et de baiser tout le temps, qu’il n’y avait que ça d’important, et que j’aimais beaucoup prendre le temps d’en rêver, de scénariser mes histoires d’amour, de les imaginer, soir après soir, au lit, en retardant délibérément le sommeil tellement il était important que je vive autre chose de plus réussi que ce que je vivais au jour le jour dans la réalité dure des faits. Le scénario n’était vraisemblable que si je me créais un nouveau corps, ou plus exactement un corps réparé, virilisé, rendu séduisant, et que je parlais une autre langue, « non pas tant l’anglais que celle des Anglais, » une autre réalité, celle des puissants, de celles et de ceux qui n’avaient jamais été humiliés. Je m’imaginais vivre ailleurs, loin de mes parents que je n’aurais plus jamais visités, à San Francisco la plupart du temps, étudiant brillant inscrit à Berkeley, très investi dans mon travail de jour, mais fréquentant les bars le soir, très amoureux pendant la nuit. Je m’imaginais généreux, attentif, soucieux d’aider, et aimé précisément pour cette raison, surtout pour cette raison. Dans ces fantasmes élaborés pendant des années, je me réparais et je réparais. « Si j’étais régénéré, refait à neuf, guéri, je pourrais aimer et donner aux autres, et m’impliquer dans des causes qui me tiendraient à cœur. » Il y avait eu l’affaire Rodney King, à Los Angeles, et je me voyais devenir activiste dans la cause antiraciste américaine. Ces fantasmes étaient complètement dissociés de ma vie réelle, une vie parallèle heureuse qui me donnait confiance et qui pouvait me laisser, enfin, dormir en paix. 

C’est à cette époque que sont apparus les lecteurs de vidéocassettes, et avec elles, la pornographie, foisonnante, vulgarisée, disponible pour quelques dollars seulement. Ces fantaisies d’une existence clandestine, amoureuse, engagée, c’était aussi, et pour beaucoup, des images pornographiques qui les alimentaient. Quand je rédigeais ce petit texte où je retraçais la courte liste des bons moments qui me gardaient vivant, je devais bien noter, gêné de devoir le dire éventuellement en séance, que j’avais des amours imaginaires mais des orgasmes bien réels, qui me rassérénaient pendant de courts moments, et qui comptaient pour beaucoup dans ma vie d’alors. Je ne voyais pas les acteurs pornos comme des objets, des corps à baiser, une force de travail exploitée à souhait comme tout autre travailleur, par une industrie qui les pressurait aussi longtemps qu’ils pouvaient générer d’énormes profits, et gagnant leur vie en se construisant une lucrative carrière dans la prostitution de luxe. Ils tenaient lieu d’une vie rêvée, magnifiquement fantasmée. J’étais prisonnier d’une solitude parfois insupportable. Alors j’enviais la chance qu’ils avaient d’être si facilement désirés et aimés, sans qu’un interdit ne les détruise. Ils me faisaient vivre. « Je voudrais tellement aimer et être aimé » comme eux l’étaient, sans admettre que ma scénographie personnelle n’était que de la pure fiction. Peraldi, quand je lui en avais parlé, m’avait dit là-dessus « que les films pornographiques reproduisaient la distanciation, le clivage entre vous et l’autre, l’autre qui ne vous touche plus, qui ne vous dégoûte plus, qu’il n’y a plus le souvenir angoissant des taches blanches, de la salive, et de tout ce que vous avez imaginé qui polluait votre corps d’enfant. » Je pouvais me permettre d’aimer sans danger, au moins en fantasme. « Au moins là, il y a les autres; c’est une voie intermédiaire  vers les autres. »

Cette vie fantasmatique, systématiquement construite pendant les années de la psychanalyse, contrebalançait radicalement, et guérissait à sa manière un rêve de solitude extrême, que j’avais fait à répétitions quand j’avais 6, 7 ou 8 ans, les années mêmes où mon frère abusait de moi avec violence. J’étais, dans le bas de l’escalier arrière de la maison familiale, avec mes sœurs ou mes cousines, et on parlait mariage, et il s’en trouvait toujours une pour me dire que « personne ne voudrait me marier, mais que si j’y tenais, il faudrait que je me marie avec moi-même. » C’était un rêve extraordinairement douloureux. Comment un enfant de cet âge-là aurait-il pu comprendre, même si on le lui avait expliqué, qu’il était divisé, clivé, qu’il y en avait un autre que lui en lui et qu’il fallait qu’il se marie avec cet autre pour se réconcilier avec lui-même, sans plus craindre l’abandon ?

Encore maintenant, la solitude m’angoisse, alors que je ne sais toujours pas comment aimer et me faire facilement des amis. Je n’ai jamais appris à socialiser.  Mais je ne m’en veux plus. Je sais bien qu’il a été difficile de découvrir le monde et de m’y insérer tant la maladie mentale a tout envahi et tout paralysé de ma vie. Là-dessus, les réseaux sociaux, avec leur langage neuf, laissant le corps en retrait, m’ont été d’un grand secours. Passée la cinquantaine, je me suis mis à faire beaucoup de rencontres, surtout la nuit, un peu partout en ville. J’en tirais beaucoup de plaisir. Je tombais toujours sur des garçons, des hommes très bien. Il était grandement temps. Il y avait, dans ces aventures, souvent, beaucoup de bonheur.



Et puis, j’avais de l’amour pour les miens, pour celles et ceux du Québec à libérer, c’était là un engagement de cœur inconditionnel, quotidien. Il y avait longtemps que je militais. J’en parlais tout le temps. En cette année 1992, on croyait tous que la libération nationale était à portée de main, qu’elle était devenue irréversible. Au Collège, un étudiant que j’aimais beaucoup organisait des colloques sur des questions d’actualité politique, et il m’avait invité à animer l’entretien portant sur l’avenir du Québec. J’avais parlé du rêve intense d’un pays libéré de ses exploiteurs sans scrupules, le pays qui vengerait mon père, mon père qui avait souffert de discrimination et qui percevait son emploi de gagne-petit comme l’expression d’une oppression de classe, comme le seul emploi possible qui lui restait dans une société dominée. Bien sûr qu’il n’utilisait pas ces mots-là, mais il n’en pensait pas moins. Et pourtant, je l’ai dit, il s’était toujours refusé à franchir le pas, à faire cette authentique révolution intime que de devenir indépendantiste, renversant la variété infinie des conditionnements psycho-sociaux qui sont imposés dans une société dominée et exploitée. C’est en parlant de mon expérience personnelle devant un groupe d’étudiants que j’ai pris conscience à quel point ce que je racontais de mes origines était vrai, m’avait marqué, et me poussait vers mon engagement politique. L’amour du pays et des miens, c’était la dignité nationale retrouvée et un job de patron pour mon père, certes, mais c’était aussi, plus immédiatement, la vengeance du prolétariat canadien-français.

Le rêve intense d’un Québec libre, c’était aussi un gigantesque moyen, pour moi, de tout recommencer à neuf, d’effacer et de refaire, et de me permettre, enfin, un autre destin que la honte et la peur; c’était le moyen rêvé de me donner un nom, de fuir l’humiliation sexuelle, d’appartenir à une société où je serais libre, aimé tel quel par une écrasante majorité de mes compatriotes transformés par leur audace, capables de tout libérer en libérant le Québec, dégagé enfin de son fascisme atavique qui avait fait de mon enfance une expérience d’oppression systémique. C’était en fait une illusion couleur grand bleu. Du temps où René Lévesque avait créé le Parti Québécois, l’abbé N avait suggéré que, peut-être, « tes convictions politiques servent à te faire accepter des autres, » autrement dit que mes croyances n’étaient pas aussi authentiques que je le pensais et que je ne trouverais ni l’amour ni l’estime de moi que je souhaitais tant dans un Québec transformé. C’était certainement vrai, comme c’était vrai aussi que Lévesque, finissant toujours par plier, par reculer, par se ranger, regrettant son audace après coup, incapable de prendre des moyens radicaux pour arriver à ses fins, m’humiliait profondément et me rappelait à quel point mon père m’avait déçu – et que je me décevais moi-même. 

Reste que le 15 novembre 1976 avait été un évènement extraordinaire, d’emblée libérateur, très heureux à célébrer. Il était resté sans suites.



J’aimais beaucoup les étudiants à qui j’enseignais, et je garde encore maintenant, plus de dix ans après que j’aie quitté le métier, la nostalgie d’être en classe, et d’arriver, parfois, à captiver l’attention de tout le groupe, à créer un moment où les étudiants prenaient conscience d’un marqueur historique dans lequel toutes et tous se reconnaissaient immédiatement. Il y avait à ce moment-là une sorte de synthèse entre les élèves et moi. Ça se produisait particulièrement quand je parlais de l’inconscient collectif canayen, très imprégné de culture autochtone, et de notre envie d’une liberté rebelle qui se laissait difficilement harnacher à un projet d’indépendance exigeant des contraintes et de la discipline. Quand Gilles Vigneault nous « entend[ait] demain parler de liberté », nous l’applaudissions à tout rompre, mais quand Lévesque et Parizeau parlaient du « risque calculé » à « construire un pays », nous n’entendions plus très bien, tant ce pays restait encore « ce pays de bohème » qu’évoquait Mme de Vaudreuil en 1724, où les habitants résistaient à « se mettre en peine de former des établissements solides », « avec une insolence surprenante ». C’est que les Canayens « aimaient la liberté et point du tout la domination. » Ils étaient, écrivait Hocquart en 1736, « naturellement indociles ». À la toute veille de la Conquête, l’intelligent Bougainville notait que « l’air qui nourrit les [autochtones], leur exemple, ces déserts immenses, tout inspire, tout offre l’indépendance [du caractère national des Canayens.] » Quand j’expliquais ces choses de l’archéologie de la culture québécoise, l’écoute, toujours, était totale. Je parlais à l’inconscient du groupe. Le plaisir était immense. Les Néo-Québécois étaient fascinés, voulaient en être, adhéraient nombreux.

Il y avait de l’amour, aussi, souvent, quand j’aidais des élèves à se dépatouiller et ultimement, à mener à bien leurs études. Parce que ça prenait du temps, j’en amenais certains à la cafétéria; on s’assoyait dans un coin relativement tranquille, et on y allait des questions essentielles : 

- Je veux réussir.

- Tu vas réussir.

- Mais je ne comprends même pas ce que tu dis en classe.

- Qu’est-ce que tu ne comprends pas ?

Parfois, il s’agissait de concepts; parfois, c’était la langue même qui posait problème, lorsqu’elle n’était pas celle des milieux populaires, ou quand le français n’était pas la langue première d’étudiants qui en bavaient. Il m’est arrivé de passer beaucoup de temps avec des filles, avec des gars qui cherchaient de l’aide, et il me semblait, singulièrement, que c’était de mon devoir de leur en fournir, même quand ils me confiaient — surtout quand ils me confiaient — des bouts de vie dramatiques. J’ai toujours eu la certitude, dès ma première année d’enseignement, que l’aide que je pouvais fournir était ma façon à moi, très modeste, de lutter contre le fait d’être mal né. J’écoutais, et ça me rendait heureux de le faire. C’était quand j’aidais que j’étais vraiment amoureux, même si parfois la pente à remonter était particulièrement abrupte. Je me rappelle d'une étudiante, inscrite en psychologie, et qui m'avait dit qu’elle « voulait s’assoir sur son beigne et ramasser le gros cash. » J’étais resté estomaqué. Il y avait du travail à faire. Quand j’ai raconté la boutade à Peraldi, il m’avait rétorqué que ce que pensait la jeune fille « n’était, parfois, pas si faux que ça. »

Un jour, j’ai tout bonnement donné une petite tape chaleureuse sur l’épaule d’un étudiant, dans la bonne trentaine, qui venait tout juste de sortir de prison, que j’aimais bien, et qui ne m’avait pas vu au moment où il passait devant moi dans un corridor. Sourire rayonnant, échange de poignée de main, quelques mots gentils, l’impromptu était chaleureux. Il est revenu me voir quelques jours plus tard pour me dire que lorsque je l’avais salué, il était en train de tout abandonner, qu’il quittait le Collège pour ne plus y revenir, mais que je l’avais raccroché d’un simple geste d’affection. Je n’ai jamais oublié. J’avais suffisamment reçu pour être capable de redonner. C’était un vrai, un authentique bon moment.


Je suis sûr qu’il faut apprendre à aimer, comme on apprend à lire, à se colleter avec des ouvrages difficiles, à se passionner pour la science ou pour la musique. J’ai essayé d’aimer, plusieurs fois, en tolérant l’intimité qui s’établissait avec la vie commune, et j’ai échoué plusieurs fois. Je ressentais comme d’absolus désastres les échecs amoureux, ce qui était évidemment paradoxal, et ça, je le comprenais parfaitement bien, puisque j’aurais dû me réjouir de mettre fin à toute relation qui m’étouffait sans que l’autre n’y soit pour rien. J’ai multiplié les peines d’amour, mais j’ai tenté d’apprendre de ces expériences, constamment, ce qui n’était guère facile quand on se déteste, qu’on déteste son corps, et qu’on cache méticuleusement sa maladie mentale. 

J’ai commencé à me réconcilier avec moi-même, et avec ma médiocrité, quand Thomas Lebeau, dès la première entrevue, m’a expliqué, preuves à l’appui, puisées dans l’expérience des soldats américains revenus brisés de la guerre du Vietnam, que j’étais une victime, la victime impuissante d’agressions sexuelles dont je n’étais absolument pas responsable, que de le reconnaître n’était ni de l’apitoiement ni de la misère à la petite semaine, mais bien un premier geste de tendresse qu’on pouvait avoir pour soi. 

Dans les années qui ont suivi la psychanalyse, je me suis mis à lire beaucoup sur les agressions sexuelles et sur les survivants d’inceste, et j’ai lu beaucoup, aussi, de romans gays, pour apprendre comment d’autres avaient vécu leur spécificité marginale, et prendre conscience de l’insertion sociale difficile qui caractérisait toutes ces histoires, toutes, sans exception. Je lisais la honte à pleines pages, et la pulsion de mort partout agissante, dévastatrice, particulièrement meurtrière quand le virus du sida est apparu, comme si ce virus en était l’expression achevée. Deux de mes cousins ont été fauchés par le virus propagateur de haine et tueur en série. Il y avait un grand nombre d’émissions de télé sur le sujet. Des jeunes hommes criaient leur désespoir devant la caméra qui cherchait à capter, en oubliant toute décence, des visages en détresse. J’ai appris à la dure, comme d’autres, beaucoup d’autres, l’importance de la solidarité sociale à protéger à tout prix, quand des gens réclamaient qu’on déporte les sidéens dans des lieux perdus, ravitaillés par hélicoptères, isolés de tous jusqu’à tant qu’ils crèvent. C’est dans ce contexte terrible que j’ai pris conscience, mieux que jamais, de la pulsion de mort qui m’habitait moi aussi, et que je la traitais, plus souvent qu’autrement, aux petits soins. Parfois, j’avais clairement conscience que je me vautrais dans mon malheur. Alors je lisais. J’écrivais. Je me suis inscrit à un centre de gym. J’ai arrêté de fumer. Je suis devenu de plus en plus sociable, et j’en tirais un grand plaisir, même si j’avais encore tendance à faire le mort chez moi, et à m’enfermer dans la solitude, alors qu’elle me faisait, et me fait encore, si mal et si peur.



Je suis devenu amoureux, pour la première fois depuis longtemps, peu après la mort de Peraldi. J’ai développé une passion dévorante, dangereuse, pour un jeune homme qui m’avait dit s’appeler Yannick. Je l’avais trouvé si incroyablement beau quand je l’avais rencontré, une nuit, rue Sainte-Catherine, que j’avais fait plusieurs fois le tour d’un pâté de maisons pour pouvoir le croiser à nouveau, ce qui l’avait beaucoup amusé. Il consommait des drogues dures, par intraveineuse. Il arrivait parfois chez moi avec des taches de sang sur ses vêtements. Il m’a demandé souvent de l’amener dans un centre de désintoxication, qu’il finissait toujours par fuir. « Yannick, allons donc, tu ne vois pas que tu es en train de te tuer ? » Il a chopé le sida, a tenté un suicide du pont Jacques-Cartier, s’est retrouvé en hôpital psychiatrique où il aurait fallu l’enfermer, mais de là aussi, quand le besoin devenait trop urgent, il sortait par la grande porte, prenait la rue Sherbrooke et gagnait à pied le centre-ville. Je n’ai jamais su s’il se prostituait. Il avait si peur qu’on le sache homosexuel que s’était établi, avec le temps, entre lui et moi, un rituel silencieux qu’on devait suivre quand il passait la nuit chez moi et qu’il en avait envie : la douche, le coucher, l’immobilité muette, et puis le bras qui m’enlaçait, et ce qui devait s’ensuivre, toujours dénié le lendemain matin. Il m’a fallu me résoudre à rompre, à déménager, à lui interdire de m’appeler. Il m’arrivait de le croiser encore, sur la rue; il devenait, faute de traitement, de plus en plus malade. Il était affreusement décharné, perdait ses dents, vivait reclus dans un petit appartement de la rue Saint-Hubert. J’ignorais s’il avait de l’aide, mais quoi qu’il en soit, il ne me demandait plus rien. La dernière fois que je l’ai vu, il m’avait dit qu’il voulait me laisser en héritage un chalet qu’il possédait, dans les Laurentides. « Viens me chercher en voiture. On pourrait y aller ensemble. Tu sauras où le trouver quand je mourrai. » Il n’y a jamais eu d’expédition dans le Nord. Je ne l’ai jamais revu. 



J’ai dû m’y prendre à deux fois pour réussir à adopter un chien. Un petit chien. Un mâle. Un tout petit chien tout petit. J’avais choisi d’abord un bichon maltais, qui ne devait pas même peser deux kilos. Ce petit animal s’est attaché passionnément à moi, au point que j’aie dit, plusieurs fois, en rigolant bien sûr, alors que c’était la plus stricte vérité, qu’aucun être vivant ne m’avait jamais aimé aussi totalement que ce chien. Mais moi, je ne suis jamais arrivé à l’aimer sans trembler, à tolérer sa présence sans ressentir une angoisse intense. Sitôt ce chien entré dans ma vie, j’ai voulu m’en départir, j’ai éprouvé, pendant les mois où je l’ai gardé, un phénomène de rejet d’autant plus violent que le petit chien m’avait, lui, adopté sans réserve. Je me déconstruisais, littéralement, du simple fait qu’il était là, chez moi, enjoué, amoureux, confiant et fier de moi — quelque chose comme ça, oui, fier de moi. Il dormait avec moi, dans mon lit. Quand je m’éveillais le matin, souvent assez tard, je le découvrais en train d’attendre patiemment, couché de côté, la tête appuyée sur un oreiller. Il me regardait fixement, bondissait de joie dès que je m’activais. Cette relation entre un maître et son petit chien tout petit, cette intimité trouble avec lui, c’était tellement signifiant que je me demande encore pourquoi, mais pourquoi à l’époque je n’ai pas compris ce qui se jouait entre lui et moi. Le fait est que je n’ai pas compris, et pourtant, j’ai écrit d’urgence des dizaines de pages, fouillant ma tête, mes émotions, mon histoire, cherchant une piste qui pouvait expliquer pourquoi je refusais si violemment un petit animal qui m’aimait tant, et qui ne se doutait de rien de ce qu’il déclenchait au fin fond de moi. J’ai fini par l’abandonner, en m’assurant de sa sécurité, bien évidemment. Je l’ai revu quelques fois par la suite, pour constater qu’il ne m’avait jamais oublié. C’était inouï, et profondément dérangeant, d’entendre ce petit animal hurlant de joie quand il m’apercevait, sûr que je venais le chercher pour le ramener avec moi. Avec les années, il avait de toute évidence renoncé, mais persistait à me regarder longuement quand il me voyait. C’est absurde de l’écrire comme tel, mais j’ai vu, souvent, de l’incompréhension, et pour autant qu’un chien puisse concevoir la chose, un reproche sourdement exprimé.

Un an plus tard, j’ai adopté un autre petit chien, un yorkshire, que j’ai gardé quinze ans, toute sa vie, un petit chien d’un caractère très différent du précédent, indépendant, curieux, volontaire, très contrôlant — le vétérinaire m’avait dit qu’il avait le profil typique du dominant. J’étais en couple avec AS à ce moment-là, nous habitions ensemble la même maison. AS, qui ne voulait pourtant pas du chien, avait été parfait dès le premier jour avec lui, s’assurant tout de suite qu’il ne manquerait de rien. Il m’avait bousculé un peu pour qu’on sorte sur la rue avec le chien. Il fallait lui acheter tout ce qui lui était nécessaire, brosse, shampoing, panier, bols, nourriture. AS, c’était évident, ne ressentait aucune gêne à promener le chien, à être vu avec le chien, à le socialiser, à laisser le chien s’approprier de lui et de moi. Il était si complètement dans le réel qu’il a coupé net le lien parental que j’établissais très vite, inconsciemment bien sûr, avec un petit chien. Il a bloqué, sans le savoir, ce que je projetais massivement sur le chien. Il a empêché que s’immisce dans la tête du chien la connaissance, même très instinctive, d’un crime qui ne serait pas le sien, avec ce qui s’ensuivrait inévitablement, la honte, la terreur, le repli hagard.  J’ai pu alors m’attacher passionnément à Victor : il m’imitait souvent dans mes postures, c’était adorable, c’était heureux; je n’ai jamais pensé que je l’avais taré. Je l’ai laissé m’aimer. Je l’ai souvent pris dans mes bras pour nous placer devant un miroir, nous contemplant tous deux, sans que ça m’angoisse de le faire, sans que je me fige dans la haine de lui et de moi — le chien, de toute façon, n’appréciait que très peu le spectacle, se débattait pour l’éviter. Une nuit, peu de temps avant qu’il meure, je m’étais relevé pour soigner une migraine qui cognait particulièrement fort. J’étais assis au salon, dans la pénombre. Le chien m’avait suivi. Je m’étais mis à pleurer tellement je souffrais, et j’ai vu ce petit chien, subitement très inquiet, se rendre à son panier, prendre certains de ses jouets et me les amener, poussant sur ma jambe pour que je les prenne et que je m’amuse avec lui. J’ai joué, bien sûr; avec Victor c’était toujours un peu rough. Il n’avait pas peur de moi, je ne le dégoûtais pas, je n’avais rien transmis du déshonneur familial, masculin, transgénérationnel à ce petit chien qui ne méritait pas un pareil sort.  Je voulais qu’il soit fier de lui, sûr de lui. Il l’a été. Il a été aimé par tout le monde, destin d’un enfant contraire au mien. Il est mort en février 2011, au moment où je venais tout juste de prendre ma retraite. J’avais réussi une adoption, laissé faire une identification sans que j’écrase sous le poids de la culpabilité.



Quoique j’en dise, mes rapports aux enfants n’ont pas été faciles, mais j’ai beaucoup aimé, du moins, du mieux que je pouvais, un petit neveu à qui je racontais des histoires délirantes, le soir, quand je le mettais au lit. Lui voulait que j’imagine très sérieusement une journée dans la vie de Tarzan. Alors j’imaginais, oui, Tarzan et sa mère, une maman gorille vêtue d’une boucle de ruban rose totalement démesurée, qui recevait invariablement des claques derrière la tête, claques qui projetaient loin, toujours très loin un dentier péniblement retenu par d’énormes élastiques, de sorte que le dentier revenait très rapidement vers son point de départ... Quand Tarzan gagnait la jungle, il trouvait invariablement sur son chemin le bras canadien, tombé des cieux tout juste à côté de la cabane familiale ! Ça pouvait être, aussi, quand on changeait le héros de ces histoires du soir, Superman qui atterrissait par erreur sur de l’asphalte chaud, qui y restait solidement englué, tandis qu’un rouleau compresseur avançait inéluctablement dans sa direction... 

Si on rigolait franchement, mon neveu et moi, de ces moments de délire, je n’aimais pas vraiment, lorsqu’il y avait des soirées en famille, être celui qui était assigné d’office à participer aux jeux des enfants, tant le souvenir de ma propre enfance me faisait toujours rager, et que je ne voulais plus m’approcher de cet âge ni de cette mémoire. J’ai souvent fantasmé que ma jeune sœur, mère du neveu que j’aimais tant, me surveillait de près, lorsque j’étais seul avec son fils, ce qu’elle ne faisait très probablement pas, tout comme je rêvais, à la même époque, que ma mère surveillait de près ce qui se passait dans ma chambre, quand mon père y entrait, lui avec des intentions précises. Parfois ma sœur me confiait la garde de son fils, ce qui me terrorisait si je devais aller le prendre en voiture, tant j’avais peur de le tuer dans un accident de la route où j’aurais été tenu pour responsable. À l’époque, je n’avais pas encore compris à quel point j’avais redouté les pulsions suicidaires de mon père, sans doute inconscientes, quand nous étions tous deux seuls en auto. Je me suis toujours rappelé, cependant, à quel point, adolescent, je ne voulais pas d’enfant pour ne pas en faire un infirme. Ça expliquait, pour beaucoup, la froideur relative que j’avais vis-à-vis de mes neveux et de ma nièce quand il s’agissait de reconnaître le lien de parenté et le risque, peut-être, que l’un ou l’autre me ressemble.


Toujours ce problème d’identification à mon père, toujours ce refus radical de lui ressembler de quelque manière que ce soit, toujours ce refus du rôle familial et social que j’aurais pu tenir de lui. J’avais 10 ans quand ma mère m’avait dit un jour que j’allais « avoir un beau nez comme celui de papa. » J’avais immédiatement protesté de toutes mes forces contre une possibilité aussi dégoûtante, ce quelque chose qui me pousserait en plein visage, un organe de mon père en pleine face, et pas n’importe lequel, un nez qui coulerait avec une moustache en-dessous ! Je serais obligé d’avoir avec mon père une ressemblance aussi évidente, aussi choquante, il y avait de quoi avoir honte et vouloir me détruire. J’ai évoqué ce souvenir devant Thomas Lebeau, un soir, c’était au milieu des années 2000. J’avais désormais la cinquantaine, et je prenais conscience encore une fois du sacrifice énorme qu’avait représenté ce refus de mon père, la perte d’apprentissage qui s’en était suivi, la crainte que ne s’établisse par la suite un rapport, de quelque forme que ce soit, qui reproduise une filiation dont je ne voulais pas, mais qui me coûtait beaucoup. « Le problème qui en découle, c’est que je ne suis rien; c’est une chose de se libérer de ce qu’on n’est pas, de ce qu’on ne veut pas être; c’en est une autre de savoir qui on est, quand on refuse quelque modèle que ce soit. Je ne peux pas me laisser approcher. J’ai peur, et je me contracte immédiatement, et ce serait comme ça, Thomas, même si toi, tu me proposais quelque chose à faire ensemble. » La séance, celle de ces quelques mots, s’est achevée. C’était l’automne, il faisait déjà très frais. Thomas m’a dit : « Attends, Richard, je m’habille et je sors avec toi. » On a marché côte à côte dans la campagne en direction des bâtiments de ferme. Thomas élevait des chevaux. Il m’a montré, ce soir-là, comment les approcher sans leur faire peur, toujours du même côté, comment les caresser, comment établir un contact avec eux sans redouter leur force et leur frayeur, comment les brosser, les nourrir et les entretenir. C’était un moment d’intimité hors norme, bouleversant, stressant, une surprise totale pour moi. J’avais les muscles raidis, les dents serrées, et pourtant je regardais, j’écoutais, tiraillé entre l’envie de partir, de fuir, et le désir de profiter enfin d’une leçon, d’un savoir-faire, de la présence rassurante d’un homme. En rentrant de Rawdon en voiture, je me suis mis à pleurer comme jamais, je pense, je n’ai pleuré de ma vie. J’ai dû m’immobiliser, stationner l’auto sur le bord du chemin, et j’ai encore tant pleuré que j’en ai vomi dans le fossé.


La gauche québécoise toute nouvelle propose une société radicalement changée où les rapports hiérarchiques seraient profondément transformés, où le partage des richesses serait de beaucoup plus équitable, et où les multiples oppressions contre l’incroyable diversité des personnes disparaitraient. Les exploités sont nombreux à s’interroger sur ce qui leur reste de valeur, quand la richesse du plus petit nombre s’étale avec tant d’impudeur; ils sont nombreux à rager contre ce qu’ils ressentent avec raison comme une injustice qui pèse sur eux et les ravale trop souvent à souffrir plutôt qu’à s’aimer; ils sont nombreux à ressembler à mon père. Il me semble évident que dans des rapports de classe différents, dans une société fondamentalement reconstruite, mon père aurait vécu sa vie autrement, qu’il aurait été un homme essentiellement différent de l’homme que j’ai connu, méconnaissable en fait, et pourtant la même personne, avec le même bagage génétique, un homme qui n’aurait souffert ni d’humiliation ni de rêves brisés. J’ignore si, tout comme je l’ai été durant mon adolescence, mon père a été personnellement visé et détruit par l’insulte, et marqué au fer rouge, à vie, par une infériorisation impitoyable. Mais je sais qu’il y a aussi de ces insultes sociales qui l’ont infiniment blessé, et qui ont certainement contribué à son affaissement. Ces insultes ne s’oublient jamais. Dans une société idéale, débarrassé de toute forme de violence hiérarchique, mon père aurait trouvé sa voie sans être si lourdement traumatisé par les attentes de son père, mon grand-père, l’obligeant à valoriser un modèle de virilité qui lui a fait croire sans cesse à l’inégalité des sexes et à l’importance du pouvoir à exercer sur les autres. Il a désespérément cherché à se prouver à lui-même qu’il comptait finalement pour quelque chose, mais en se soumettant aux valeurs traditionnelles, ce qui le condamnait à ne pouvoir rien changer à sa vie. Le machisme grand-paternel a inséré en lui un surmoi écrasant dont il est resté prisonnier toute sa vie. En assimilant des valeurs sexuelles qui lui semblaient de toute éternité, ce qu’elles ne sont évidemment pas, il s’est opprimé lui-même et a participé à l’oppression des autres, sans doute à l’oppression sexuelle de son propre fils. J’imagine que ma vie aussi aurait été beaucoup plus heureuse et plus libre, dans une société où la violence ne s’exercerait plus au quotidien, et où toute trace d’oppression, y compris contre les enfants, serait disparue. L’oppression sexuelle prolonge la société réelle et ses violences, j’en suis convaincu. C’est la raison pour laquelle j’ai souhaité qu’on change de pays, qu’on change le pays; c’est la raison pour laquelle j’ai toujours détesté l’ambition, les structures de pouvoir, les procédés économiques et sociaux qui humilient les êtres humains en masse, et que j’ai toujours mal compris pourquoi il s’en trouve tant pour rêver d’opulence et de broiement.


J’ai 70 ans. J’ai encore la chance d’être en parfaite santé. Mais à mon âge, il me reste (probablement) relativement peu de temps. Peraldi a travaillé jusqu’à la toute fin. J’imagine qu’il se demandait : qu’est-ce que je peux faire, encore, avec le peu de temps qui me reste, pour être utile aux autres ? De même, si ce récit est d’abord un acte de justice pour moi, il est aussi une réponse à cette question. J’aurai fait, l’écrivant, ce que j’ai pu faire de bien, jusqu’au bout. 

Mots-clés: Victime d'agression sexuelle 


Suite: https://histoiredelahonte.blogspot.com/2024/04/epilogue-lenfant-sous-le-lit.html


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