Histoire de la honte - Chapitre Deux - DÉGRINGOLADE


J'ai été longtemps, toute ma vie, en fait, à faire du temps, interminablement, pour durer jusqu'à l'épiphanie rêvée, que je me suis acharné à rechercher en écrivant des milliers et des milliers de pages, seul dans ma cellule de crise, perpétuel rescapé, souvent désespéré et tenté par le suicide, que j'aurais voulu secret et sans douleur, un simple effacement qui ne dérange la quiétude de personne et qui ne ferait pas scandale.  J'ai compté les jours, les mois et les années comme un détenu obsédé par l'attente désespérante et qui s'oblige, pour persister, à marquer le temps de souvenirs invariables, toujours les mêmes, constamment remémorés, pour persister jusqu'à la réhabilitation.

Je me suis donné l'illusion d'une existence qui valait la peine d'être vécue, et qui avait eu sa part de chance. Je dérobais aux regards des autres et du mien ce qui relevait pourtant du crime et le trahissait, alors que j'ai toujours eu l'envie mal contrôlée de tout avouer, comme j'avais avoué, bouleversé à devoir le faire, mon homosexualité, quand un étudiant, au tout début de ma carrière, m'avait menacé de mort en dénonçant la maudite tapette que j'étais sur un bout de papier glissé sous la porte de mon bureau. Le Collège où j'enseignais avait fait appel à la police pour porter plainte et me protéger. J'avais réagi comme si j'étais, moi, l'accusé qui devait rendre des comptes et subir un châtiment. Et j'avais tout déballé de ma sexualité, devant des collègues de travail ahuris, s'empressant de me dire que je n'étais coupable de rien. J'avais même réclamé l'aide d'un avocat ! J'étais déjà, à ce moment-là, en train de chavirer.

Je n'ai donc raconté, de ces souvenirs qui allaient défrayer ma chronique personnelle, que ce qui méritait de l'être et me donnait une illusion de valeur : le récit de one-night-stands à répétition, avec ce qu'il y avait de mieux, bien sûr, parmi ces hommes qui défilaient tous les soirs, dans les bars de l'ouest de la ville, nombreux, du temps de ma vingtaine ; le rappel, indispensable pour l'estime de soi, d'études universitaires brillantes; l'invention, carrément mensongère, d'une enfance heureuse, formée par des parents impeccables, un père fiable, une mère généreuse; la fiction socialement utile, mais largement superficielle, d'un engagement dans des luttes politiques, un peu à gauche, antiautoritaires surtout. Tout ça pour donner le change, bien sûr, et occulter la vérité, nettement plus moyenne, frôlant souvent l'échec, surtout quand il s'agissait d'amour et de sexe. J'ai traversé ma vie comme un historien traverse son époque de prédilection, prenant le temps nécessaire à ne collectionner que des images rassurantes, des images pour l'éternité, qui s'effritent pourtant quand les sources, plus abondantes que prévues, et parfois trop bavardes, parlent, en temps réel, de celles et de ceux que les grandes espérances, que les terribles illusions, ont affamé, brisé, violé, tué. L'horreur absolue serait de plonger dans cette documentation dangereuse, et d'aller vérifier ce qu'il en retourne, exactement, de ces faits devenus exotiques tant qu'ils s'enfoncent profondément dans le passé. C'est ce que j'ai malgré tout décidé de faire, un dimanche soir polaire de février, sans savoir, sans jamais imaginer que la recherche du temps introuvable, dissimulé, allait durer toute ma vie. J'avais 30 ans.

J'étais seul, le soir où j'ai entrepris d'écrire mon histoire pour m'en libérer . Mon conjoint de l'époque, qui vivait avec moi dans une petite maison que je venais tout juste d'acheter, rue Gilford à Montréal, travaillait au bar d'un théâtre montréalais. Je croyais que j'en avais pour quelques semaines, quelques mois peut-être, à retracer l'essentiel, à identifier ce qui posait problème, et à donner à ce récit une signification suffisamment claire pour qu'elle me débarrasse à tout jamais du souvenir de quelques incidents qui me faisaient honte encore, et qui avaient flétri mon enfance. Ça explique peut-être ce que j'avais maintenant de si compliqué à vivre, de si douloureux malgré les apparences. Je m'étais donc mis, dès ce premier soir, à ressasser mes souvenirs. Il y avait un d'assez exceptionnel, semble-t-il : j'avais gardé la mémoire intacte d'un logement du haut de la rue Cartier, à Québec, près de la rue Crémazie, que je pouvais me représenter dans le détail , et qu'on avait quitté, en famille, quand j'avais tout juste neuf mois. « C'est impossible que tu te souviennes de ça », m'avait souvent dit ma mère longtemps après les faits, mais quand je lui décrivais les lieux avec précision, y compris la couleur des murs de la cuisine, elle me disait, étonnée quand même, que la description était exacte. Je me rappelais parfaitement bien de la gêne incompréhensible que j'avais ressentie quand, pour la photo de mes deux ans, ma mère m'avait habillé d'une culotte courte de laine blanche qui moulait mon sexe et le laissait voir. Ce soir de février solitaire, je n'ai écrit que sur ma petite enfance, dans un cahier bleu à couverture rigide — le premier de ce qui allait devenir une longue série de cahiers, une pile énorme, des milliers de pages écrites à la main , de préférence la nuit — et j'ai pris conscience qu'il y avait de toute évidence dans ce récit liminaire que je faisais des premières années de ma vie, quelque chose d'essentiel que je ne pouvais pas transcrire, un trou de mémoire , un espace sombre, un tracé manquant : plusieurs fois dans le même texte, au fur et à mesure que l'histoire se développait et que je ne relatais que des épisodes troubles, la vie d'un petit garçon qui n'avait eu semble-t-il que des tas de problèmes, je notais encore et encore, pourtant, que quelque chose m'échappait : « Que s'est-il passé avant, avant que je ne devienne si tourmenté ? Que m'est-il arrivé ? J'ai tellement peu de souvenirs ! », alors que j'en écrivais de nombreux, que j'en ai toujours retenu plusieurs, y compris d'un lieu où j'avais vécu avant même d'avoir eu un an. 



J'étais un jeune prof à l'époque de l'effritement, encore au début de ma carrière, et on allait plonger dans une crise sociale majeure qui allait se révéler bouleversante à vivre, un affrontement brutal avec le gouvernement du Québec, et la personne même de René Lévesque, qui s'était mis en rogne contre ses propres partisans, à qui il reprochait d'être outrageusement privilégiés et au fond, de ne plus vouloir du petit pain, destin de l'histoire, de se rendre coupables de dissidence et d'insubordination, et de souhaiter un affranchissement que lui-même n'était plus capable de revendiquer, s'il y avait même déjà cru. Je me souviens de ces assemblées syndicales où le président, pour être certain que nous entendions bien le message et le retenions par cœur, sans contestation possible, hurlait au micro la colère qu'il voulait contagieuse, en s'adressant aux enseignants réunis en masse durant cette crise tragique. Ça ressemblait beaucoup à une révolte contre le père, mais celle-là consciente et planifiée. Certains enseignants pleuraient; moi, la tête me tournait, je pensais souvent m'évanouir, et je me demandais pourquoi on ne pouvait pas exprimer calmement une indignation parfaitement fondée, appuyée d'arguments raisonnables, plutôt que de crier comme des déments contre le boucher de New Carlisle

C'est en 1983, l'année même où il a fallu détester René Lévesque et souhaiter sa mort, que la folie s'est installée en douce dans ma tête. La salope attendait depuis longtemps l'occasion rêvée, le moment où elle pourrait enfin s'activer et jouir du plaisir d'être au monde. Un passé refoulé, inquiétant, a profité du stress trop intense de cette année-là, d'une vigilance qui s'était relâchée, pour émerger avec force, fissurer l'identité que je croyais acquise, stable, brillante même, et me culbuter dans l'effroi, la dislocation, le grand dérangement. J'avais pourtant réussi à dissimuler, au tournant de la vingtaine, mes peurs d'enfant, et la dépression profonde qui avait marqué mon adolescence, mais cette diversion ne pouvait être que temporaire. Désormais, je ne pourrais plus jamais me dérober comme je le faisais quand j'étais gamin, lorsque j'apprenais des chemins secrets pour m'enfuir sans être pris ; je me réfugiais dans les combles, immenses et vides, du Petit Séminaire de Québec, sans personne pour se surprendre de me trouver là, sans regard pour juger de ma peur des autres et de ma claustration. À 32 ans, on ne se cache plus dans les greniers. Je travaillais dans un collège depuis deux ou trois ans, je devais nécessairement comparaître, et témoigner de moi tous les jours dans ce qui devenait un interminable procès d'intention. Je n'avais guère le choix quand une collègue en position d'autorité cherchait agressivement à mettre à nu qui n'était pas tout à fait conforme, qui se dérobait, qui s'exprimait trop peu alors qu'il fallait parler, à la limite pour dire n'importe quoi, qu'il fallait obligatoirement se faire entendre, se faire remarquer, pour que les autres, dans des ailleurs insurpassables, écrasants, le notent et retiennent le nom de celui qui s'était révélé si lumineux, et si transparent... À force de me faire hurler de parler, j'ai développé, petit à petit, insidieusement, l'angoisse de devoir tout dire, même ce que j'ignorais encore de moi, même ce que j'avais refoulé, mais qui s'agitait avec de plus en plus d'insistance. Plus je me suis fait dire de parler, partout, tout le temps, à tout ce qui comptait d'important dans le système, plus j'ai fini par me sentir comme un criminel sans y rien comprendre, mais qui devait avouer quand même, et j'ai eu peur, singulièrement, de me trahir. Parle ! On veut évaluer qui tu es, alors, parle ! Et comme la culpabilité a besoin de se dire, de se dénoncer, de se soulager d'elle-même, j'ai finalement pensé, durant ces années terribles, que mieux valait la prison, en paix avec soi, après avoir parlé, que la liberté du malfrat ravagé par les remords. 

Si j'avais été le seul coupable de ce que je ressentais comme un crime inimaginable, pire que l'incompétence, pire que l'homosexualité, je me serais livré à la police — sans savoir exactement pourquoi, d'ailleurs, simplement pour en pleurer un coup et mieux me soulager, enfin. J'aurais peut-être même trouvé, comme me le suggéraient mes fantasmes, l'amour en prison, enfermé, mais protégé. Mais voilà̀, j'avais toujours soupçonné que je n'étais pas le seul concerné par une affaire menaçante, avec parfois des moments de lucidité parfaite, quand j'étais enfant, et même petit enfant. Je devais donc me contraindre à garder le silence, pour éviter à tout prix l'arrestation, pour ne trahir ni moi ni personne. D'où la peur panique que quelque chose se sache, angoisse plus forte encore que les bribes de châtiments dont je rêvais parfois, une éviscération, des yeux crevés, une main tranchée, un enterrement à vif, le corps emmailloté, immobilisé, momifié. 



J'avais un conjoint de six ans mon cadet. J'avais vingt-six ans quand je l'ai rencontré, lui en avait vingt. C'était un jeune homme de beaucoup d'aplomb, animé par le désir pressant de vivre et de se réaliser. Il disait tel quel ce qu'il souhaitait, et prenait sans gêne les moyens pour l'obtenir. Je l'adorais. Il avait partout, toujours, un regard étonnant d'enfant qui découvre le monde, avec un plaisir qu'il ne dissimulait jamais. Il s'émerveillait de tout. Il créait sans cesse, au point que nous étions chez lui chez nous, beau garçon par ailleurs : il plaisait facilement, curé y compris. Je l'adorais, mais je ne l'aimais pas. Je l'ai forcé, je ne sais combien de fois, à me quitter un temps, quelques semaines, quelques mois. Et il acceptait sans problème, tant il s'adaptait facilement et qu'il avait peu de rancœur. J'avais toujours envie de sexe avec lui, de le posséder (il s'en défendait bien, d'ailleurs), de le faire jouir, et c'était précisément cette érotisation de notre relation qui la faisait durer. Je l'appelais, et c'est ahurissant quand j'y repense, « l'enfant », sans que j'y vois à mal d'ailleurs. C'était une taquinerie pleine d'affection. L'enfant ? Un signifiant sans signification, vraiment ? Pourtant, à cette époque de ma jeune trentaine, je me voyais dérailler, et j'écrivais beaucoup, sur cette enquête que je menais sur moi-même et qui s'embrouillait sérieusement dans des détails périlleux, parfois scabreux. Je vivais en pleine terreur, dématérialisé, et poussé littéralement à me jeter dans le vide. Le psychiatre que je rencontrais une fois la semaine, depuis quelques mois, m'avait dit, très suffisant, qu'on ne se tuait pas à tomber d'un balcon. Et moi d'écrire « qu'il n'entend rien de ce que je lui dis, je lui dis que c'est plus fort que moi, que je me sens poussé, quand j'entre chez moi, à me lancer dans le vide, » que cette folie est autonome, qu'elle dicte ce qu'elle veut et que c'est absolument terrifiant, mais lui me parle d'un balcon champêtre, alors que j'habite au quatorzième étage d'un immeuble du centre-ville, et qu'il le sait. De si haut, on se tue à tomber, pas de doute là-dessus, et je ne veux pas enjamber la rampe ni sauter dans le vide, mais ça m'attire, ça m'entraîne, et quand cette attraction me submerge, je résiste comme je peux, en m'agrippant à mon lit, et ça m'exténue complètement. Je lui ai dit tout ça, au docteur, les yeux fermés, suppliant pour qu'il s'inquiète, au moins un peu, et qu'il me fournisse une aide quelconque, une pilule miracle, n'importe quoi pour que je me rende au moins jusqu'au lendemain. Il n'avait plus rien rétorqué. J'essayais de toute urgence de comprendre ce qui m'arrivait et de sauver ma peau, et j'écrivais à propos de mon compagnon, — l'enfant —, intime jusque dans mon lit, que c'était lui, bien malgré lui , qui me rendait malade. Alors, quand il m'a demandé s'il pouvait venir à nouveau vivre avec moi, j'ai refusé net. Une semaine plus tard, il avait rencontré quelqu'un d'autre, un psychanalyste, à ce qu'il m'a dit, un roi thaumaturge, radicalement l'inverse de ce que j'étais, et m'annonçait qu'il me quittait.

La dernière chose que j'aie dite de lui, la veille même d'une rupture que lui a finalement décidée, c'est que jamais je n'avais arrêté d'être excité à simplement le regarder, et qu'il suffisait qu'il se déshabille pour que j'aie envie du baiser.




Durant les mois, les années qui ont suivi, j'ai eu beaucoup de difficulté à me détacher du conjoint désormais disparu. J'étais englué dans mes problèmes — un euphémisme amusant ! — incapables de m'adapter, incapable d'affronter ce que je souhaitais pourtant depuis longtemps, sortir, souvent, changer d'âme et de corps, réussir, enfin, quelque chose, mais réussir, enfin. Je l'ai certainement embêté. Lui a pris plaisir à me dire qu'il ne reviendrait jamais. Il m'a demandé, un jour, quand j'allais débarrasser le plancher, au mot-à-mot quand, mais quand donc allais-je le débarrasser de mon amour

Qu'est-ce que j'aurais pu lui dire avant que la rupture catastrophique ne survienne, et pour que la relation dure et traverse l'épreuve ? Comment lui expliquer que l'intimité, avec lui, m'avait littéralement émietté, et lui faire comprendre la haine irrationnelle que je ressentais contre toute présence intrusive, quand j'expulsais de chez moi jusqu'à mes meilleurs amis ? Je ne m'y retrouvais pas moi-même, j'étais sans mot, sans cesse en survie, et le psy, bien sûr, me laissait me débrouiller avec ça, alors que je lui demandais de la médication, qu'il refusait systématiquement, parce que ce serait là, me disait-il, un obstacle de plus à prendre conscience de vous-même. Est-ce qu'il fallait que je dise au garçon avec qui je vivais la breakdown, arrivé précisément le jour où nous avons rétabli notre vie commune, renouée après quelques mois d'une rupture apparente, que j'avais souhaitée sans rien expliquer, pour m'éviter tout risque de folie irrémédiable ? Comment lui expliquer le dégoût que m'inspirait l'image dégradée que j'avais de moi-même, et que je voyais forcément dans le miroir, où je me regardais dix fois, vingt fois par jour, figé par la haine, horrifié à me voir perdre mes cheveux ? Comment lui raconter l'intense culpabilité sexuelle qui suivait chacune de nos baises, et qui m'a longtemps fait penser, après coup, que ça serait, enfin, la dernière fois, que tout ça, c'était sale et visqueux, qu'il fallait se laver avant et après chaque relation sexuelle, qu'il fallait redouter les souillures et les taches, qu'il fallait cacher au regard des autres mes déjections, honteuses, révélatrices de ma propre perversité, et qu'il me fallait fuir dans un autre corps, parfait, désincarné, et m'y réfugier ? 



J'avais 33 ans quand il m'est arrivé (ça patientait depuis longtemps) une expérience si violente que j'allais survivre à ça avec des séquelles pendant dix ans, vingt ans, davantage encore, et en reprendre l'analyse, cent fois, mille fois, parce que j'étais certain que l'incident parlait, racontait quelque chose de mon histoire ancienne, que j'avais refoulée jusqu'à tout oublier. Cette certitude, j'en suis sûr, c'est ce qui m'a évité l'incohérence, l'éparpillement complet. 

J'étais avec mon copain, en vacances au Mexique. Un ou deux jours après notre arrivée, faite sans réservation, couchant les premières nuits dans une chambre crasseuse, il avait fallu se rendre dans une banque échanger des chèques de voyage, qu'on devait contresigner devant une caissière, qui elle devait vérifier, c'était son job, la conformité d'une deuxième signature avec celle déjà apposée sur les chèques. On a dû faire la file d'attente, un long moment, presque interminable. Le copain était devant moi. Et soudain, mon cœur s'est mis à cogner furieusement dans ma poitrine, à se débattre comme si j'allais vers un danger extrême; je regardais, stupéfait, le teeshirt bleu que je portais tressauter, l'accès de panique était parfaitement visible, c'était humiliant, absolument horrifiant, j'étais en train de m'accuser de quelque chose, un crime terrible, en public, dans une banque, hors de mon pays, sans mot pour dire mon désarroi; je marchais littéralement vers la mort; j'étais dissocié de mon personnage aux mille souvenirs, exposé dans un monde étrange, désormais sans défense. Je voulais fuir, éviter l'échéance, la violence suspectée, mais pour aller où, et comment, coincé que j'étais dans le rang : qu'est-ce qui m'arrivait, pourquoi cette terreur ? Je tremblais si fort qu'enfin devant la caissière, j'étais complètement affolé à devoir simplement lui montrer ma signature. Elle m'a renvoyé devant son patron, qui a bien vu la difficulté que j'avais à écrire, et l'écriture quasi illisible de mon nom que j'ai fini par griffonner. Le directeur m'a longuement regardé, m'a évidemment soupçonné de fraude. Il a exigé d'authentifier mon passeport en le comparant à d'autres pièces d'identité. Il m'a indiqué qu'il y manquait une information. Et il m'a donné finalement l'argent comptant que je demandais. Je m'étais, moi, retourné vers « l'enfant », que je croyais derrière moi, et je lui ai dit, stupéfait : « Je ne suis plus capable de signer ! » Mais le chum n'était plus là, il était déjà dehors, sur le trottoir, à m'attendre. Au restaurant, quelques minutes plus tard, je me suis risqué à lui demander : 

- Ça ne t'arrive jamais d'être gêné de signer devant quelqu'un ?  

- Non, jamais, qu'il m'a répondu. 

J'en suis resté là de la confidence. Mais dans les semaines qui ont suivi, cet incident s'est transformé en expérience présumée de folie pure, en crise de schizophrénie, et ça m'a pris le temps de plusieurs séances avant de pouvoir en faire le récit au Docteur — qui a bien bien sûr nié la schizophrénie, constatant plutôt ma tendance à amplifier, et de beaucoup, tout ce qui me concernait. Mais moi j'y croyais, et la déréalisation agissait. Je prenais conscience que j'étais réellement malade. C'était en soi un choc considérable, pire encore que la terreur folle ressentie dans la banque mexicaine. Me revenait en tête cette publicité télévisée du début des années 60 qui disait « qu'une personne sur quatre allait souffrir de problèmes mentaux durant sa vie. » Je découvrais avec stupeur que j'étais cette personne, que j'étais fou, fou comme ce soldat qui nous faisait tant rire quand j'étais enfant, lorsque lui se risquait parfois, entièrement costumé, à remonter la rue Cartier, à Québec. On se précipitait pour le voir, certains dimanches matin, lui rythmant ses pas, hurlant des commandements militaires qu'il n'avait que trop entendus dans des circonstances autrement tragiques. On l'avait surnommé, mes cousines, ma jeune sœur et moi, « Gauche/Droite », ce pauvre type polytraumatisé par la Seconde Guerre mondiale, récente encore durant les années 50. Ma mère nous avait expliqué qu'il était malade, que c'était la guerre qui l'avait détraqué, et que c'était très mal de s'amuser à ses dépens.

(Quelques années plus tard, j'ai raconté l'épisode des chèques de voyage à un psychologue qui pratiquait le rebirth. J'y ai mis le détail nécessaire, et je l'ai vu s'effondrer, littéralement s'écraser sur le plancher, sous mes yeux ! Ce n'était pas précisément la bonne technique pour me rassurer ! Je venais à peine de rentrer chez moi une fois l'entrevue terminée que je trouvais un message de lui dans ma boîte vocale, annulant tout rendez-vous ultérieur, me priant de ne pas rappeler et m'invitant de façon très prescriptive à aller me faire voir ailleurs.)



Ce qui s'était installé dans ma tête, ce n'était plus des stratégies de survie, adaptées à un sous-homme, peureux, trouillard, dont je comprenais très bien, enfant et adolescent, que j'allais payer cher pour cela toute ma vie. C'était subitement un vrai problème, une hypothèse de travail quand j'y pensais seul à seul, en silence, le stylo à la main. C'était surtout une terreur à vivre au quotidien, et j'ai pris conscience, une nuit sans sommeil, tout juste après le retour du Mexique, que « je ne pourrais plus jamais parler à mon tour dans les réunions départementales, je ne pourrais plus utiliser ma carte de crédit, je ne pourrais plus lire une liste de noms à voix haute, que je ne pourrais plus me laisser photographier, plus jamais. » Ça m'était venu comme ça, en lot, une cascade de phobies, alors que j'étais couché à côté du conjoint, qui ne se doutait évidemment de rien de ma détresse. J'ai imaginé, avec de plus en plus de certitude, que je pouvais heurter, en conduisant l'auto, un enfant jusqu'à le tuer, un enfant surgi de nulle part, sans que j'aie pu le voir venir. J'ai arrêté de conduire, et pour longtemps. Je n'ai plus mis les pieds dans une banque pendant un an. Quand je me suis risqué à m'y rendre de nouveau, et il le fallait bien, je tournais les talons dès que je voyais des gens attendre en file pour conclure leurs transactions.

Devenir fou en quelques mois à peine, c'était une expérience brusque et violente, dont on ne se remet jamais complètement. Le psychanalyste François Peraldi allait me dire, quand je lui parlerais de tout ça, qu'il ne m'en restait un jour qu'un souvenir sans affect. Il avait raison, mais il a fallu le temps, beaucoup de temps pour en arriver là.



J'étais, au moment de la folie émergente, jeune professeur d'histoire dans un collège de Montréal. J'avais fait de premières expériences d'enseignement comme assistant professeur ou chargé de cours en milieu universitaire. Je n'avais trouvé là que peu de plaisir et peu de liberté à dire passionnément ce que j'espérais du récit historique, quelque chose de très personnel, fonction individuelle de l'Histoire plutôt que sociale. J'ai donc nettement préféré l'enseignement collégial, beaucoup plus permissif, plus créatif, et laissant libre voie à l'introspection. Le fait est que j'ai toujours compris que l'Histoire que je racontais, je l'investissais de mes propres colères, de mes traumatismes et de ma souffrance, de mes appels à plus de justice et plus de liberté, qui avaient un rapport si profond avec ma propre trajectoire. Étudiants, je vous parle de moi ! Entendez-moi ! Aimez-moi ! Je dénonce les manipulateurs, les exploiteurs, les conquérants, et singulièrement ceux qui se sont permis de posséder des êtres humains, leurs corps soumis au travail forcé, et régulièrement violés. Étudiants, entendez, écoutez, je participe totalement à l'histoire des humiliés, des racialisés, des émasculés, aimez-moi ! Ça n'empêchait pas la classe de se désorganiser de temps à autre, rien de bien terrible, seulement quelques endormis ici et là, quelques absences indues après la pause, ou bien une reine de beauté faisant ostensiblement sa manucure, ses indispensables produits étalés soigneusement sur son pupitre, avec parfois, un dîner copieux étalé juste sous mon nez, qui me faisait gargouiller de l'estomac pendant que je parlais, double discours particulièrement déstabilisant, surtout quand l'appel du ventre était le mieux entendu des deux. 



Et puis, il y avait la vie parallèle, la folie qui s'organisait lentement dans ma tête et qui recueillait, en douce, des éléments de preuves, sans que jamais, jamais, au moins jusqu'à mes 34 ans, je n' aie envisagé que j'aie pu être impliqué dans quelque histoire d'inceste que ce soit. Il y avait bel et bien eu quelques alertes, pourtant, qui m'avaient prévenu et enfoncé un bref instant, quelques heures peut-être, dans un état d'irréalité, presque dissociée. Les choses revenaient vite à la normale, et j'oubliais.

Un ami m'avait raconté un jour, j'avais 24 ans, qu'il avait fait la connaissance d'un type, père que famille, qui lui avait dit qu'il suçait son fils de 12 ans, et que le fiston aimait ça. « Tu te rends compte ? » Non, je ne me rendais compte de rien, mais j'avais pris un recul tel, en l'écoutant, que j'étais devenu d'un coup quasi dématérialisé, et à l'époque je n'avais pas de mot pour décrire cette impression d'être distancié et figé, quand je ne pouvais me boucher ni les yeux, ni les oreilles. 

Un autre homme fraîchement rencontré m'avait avoué, une nuit, mais sans en ressentir la moindre culpabilité, qu'il avait eu plusieurs fois des relations sexuelles complètes avec son jeune frère, de deux ou trois ans son cadet, quand il avait lui-même 17 ou 18 ans. J'avais été si surpris que ça pouvait même être possible que je lui avais fait répéter le récit de ces « jeux » sexuels qu'ils pratiquaient, lorsqu'ils étaient seuls, tous les deux, à garder chez une parente, et je voulais surtout des détails précis, quelque chose qui aurait pu m'échapper, un geste signifiant. Je ne savais trop pourquoi j'y tenais tant, mais j'étais insistant, comme si je prenais conscience à quel point cette histoire m'interpelait, et me rappelait vaguement une histoire similaire. Le type me racontait, de plus en plus méfiant, et toujours plus spécifiquement, ce qu'il ordonnait à son jeune frère : « Viens ici, et il venait, et je le suçais, et je l'enculais, et il aimait ça, il jouissait. C'est tout. » J'avais 25 ou 26 ans.

C'est au retour pénible d'un voyage que j'avais fait en France, en solitaire, que j'allais éprouver le violent ébranlement qui a pulvérisé ce qui pouvait me rester encore d'illusion sur la perfection prêtée à ma famille, une révélation qui m'a laissé un moment sans repères tant elle m'avait secoué. 

Ma jeune sœur demeurait à quelques pas de chez moi. J'habitais rue Mentana, devant le parc Laurier. J'étais blessé, et triste, en ce début de soirée où Liliane était venue me rendre visite. Je cuisinais. Elle se tenait tout à côté de moi, me regardait faire. Je ne sais plus pour quelle raison j'ai lui parlé d'inceste, mais c'était en suite, je crois, d'une émission de télé communautaire, mettant en vedette un écrivain pédophile qui racontait sans gêne aucune son amour des petits garçons, si facilement disponibles , et qui ne demandaient pas mieux que de se faire empoigner par un homme plus âgé, qui savait s'y prendre pour le service complet. J'avais dit à ma sœur : 

- En tout cas, chez nous, il n'y a pas eu de cas d'inceste.

- Hein ? Comment ça, pas de cas d'inceste ? 

Et là voilà qui me raconte que notre frère, de six ans mon aîné, de neuf ans l'ainée de ma sœur avait tenté d'avoir un rapport sexuel avec elle quelques années auparavant, qu'il était venu la rejoindre dans son lit, une nuit où elle avait dû dormir chez lui, à l'île d'Orléans. C'était allé assez loin. Elle avait fini par le repousser. Lui s'était montré très insistant, demandant et suppliant encore, s'essayant. Ils étaient seuls tous les deux, personne pour aider, pour intervenir. J'étais sidéré, affolé, et sur le coup j'ai cru m'évanouir tant la surprise et le choc avaient été violents. Ce soir-là, ma jeune soeur avait ébranlé, fracturé même l'ordre du monde tel qu'il s'était figé dans ma tête depuis très, très longtemps; elle avait révélé, en même temps que son histoire, la puissance libératrice qu'a la parole quand elle est protégée par le droit. Quelques jours après, je me suis rendu chez elle; c'est alors que j'ai fait là, assis par terre dans le salon, la première crise d'angoisse de ma vie (il allait y en avoir d'autres, toutes plus excitantes les unes que les autres), une costaude, un modèle du genre. Je me suis mis à trembler comme s'il faisait un froid polaire, mon corps s'est complètement tétanisé, j'avais les mâchoires dures au point de ne plus pouvoir parler, et ma jeune sœur, très en contrôle, m'a enveloppé de couvertures, tentant de me réchauffer, de me sécuriser, de me ramener à la matérialité d'un salon joliment décoré, chaud en ce mois d'août qui s'achevait. 

  Je l'avais toujours trouvé beau, ce frère aîné, autrement plus séduisant que moi. Je l'enviais beaucoup d'être ce qu'il était. Ce n'était, je l'ai appris ce soir-là, radicalement pas ce qu'en pensait ma jeune sœur.



Parce que j'avais des migraines violentes, plusieurs fois par semaine, et que je souffrais certainement de dysthymie, j'avais entrepris une introspection avec le docteur B, un psychiatre très freudien dans ses convictions, pas du tout dans sa pratique. Lui appelait ça un traitement, rigoureusement fidèle au modèle prêt-à-employer dont il se servait certainement avec tous ses patients. Dès le début, parce que j'étais gay, il m'avait catalogué une fois pour toutes : narcissique que vous êtes, monsieur, et qui s'explique, savez-vous, par la peur terrible que vous avez eue de coucher avec votre mère, ce qui inévitablement a beaucoup mécontenté votre père; c'est ce qui vous a rendu impuissant, métaphoriquement parlant, bien sûr, et donc gay. Il allait me répéter, durant la première année de thérapie, que je m'étais aliéné à ma mère, et laissé dominer par elle, automate manipulé par la méchante femme, et j'y allais moi aussi d'accusations en accord avec le docteur, m'inventant des comportements d'enfant qui tenaient mordicus à plaire à sa maman, devinant ce qu'elle attendait de son fils pour satisfaire son propre narcissisme. Je disais franchement n'importe quoi, et s'il y avait quelqu'un que je croyais satisfaisaire, c'était bien lui, le psy, qui ne cachait même pas le contentement qu'il tirait de lui-même. Une heure après le tout premier rendez-vous, j'avais noté : « Il n'y a rien de honteux dans quoi que ce soit qui appartienne à mon passé. » C'est dire que je partais de loin. Lui allait y mettre des années avant de s'ouvrir à d'autres hypothèses qu'un complexe d'Œdipe mal résolu.

Mes rêves allaient peu à peu tenir un discours qui cadrait mal avec le schéma modélisé dont se servait le bon docteur. Et l'essentiel m'a échappé, comme il le lui a échappé longtemps aussi : durant les deux ou trois premières années du traitement, j'avais la certitude effrayée que je ne devais, sous aucun prétexte, dire à qui que ce soit que j'étais en thérapie, et que d'ailleurs l'histoire très particulière qui s'articulait progressivement en marge du traitement devait rester privée, qu'il y aurait un châtiment terrible si jamais je devais dévoiler (mais à qui donc ?) le secret de nos rencontres. J'appartenais au docteur. Et c'est bien ce docteur que j'ai vu, en rêve, chemise blanche, cravate rouge, entrer dans ma chambre à coucher, menaçant, intimidant, surveillant mon sommeil, m'obligeant au silence et à l'oubli. Dans ce rêve, noté en bonne et due forme, mon père se tenait, immobile, en attente, derrière lui.

Mots-clés: Victime d'agression sexuelle 


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